a million pieces -- faye.

Il est tôt. Plus tôt que d'habitude, même. Brume humide qui s'entasse dans l'air, et qui pourrait presque rendre le trajet plus difficile si seulement tu ne savais pas parfaitement où tu allais. Ce chemin que t'as pris tous les jours pendant longtemps, que tu pourrais faire les yeux fermés, ce chemin qui fait partie de toi. Le chemin jusqu'à la maison. Les odeurs sont familières, la sensation du bitume sous tes bottes aussi. Tu t'es habillé chaudement, parce que tu sais que le vent sera cruel aujourd'hui. D'humeur maussade, à ne pas avoir envie de parler. Tout ce que tu veux, c'est embarquer sur ton bateau et faire ton boulot. Pas de questions, pas de conversations. Mais t'as un truc à régler avant tout, même si t'es loin d'avoir envie. Des trucs à aller chercher, et t'as retardé l'échéance autant que possible, parce que passer par la maison de tes parents, ça te rappelle tout ce que tu t'acharnes à oublier jour après jour. Que ta mère est partie, que vous étiez pas assez bien pour elle - et que ton père a disparu, englouti par ces vagues que t'arrivais pas à détester pour autant. T'espère juste que Faye sera encore endormie, même si tu n'y comptes pas vraiment. Vous êtes habitués aux petits matins, tous les deux.

Un soupir au bord des lèvres, tu vas chercher la clé au fond de tes poches. Tu en as gardé une, sait-on jamais. La maison que tu essaie de ne pas trop regarder, de ne pas trop considérer - tu vas entrer, prendre ce que tu cherches, et tu vas ressortir. Pas de moment nostalgique dans le hall qui t'engloutis sous les souvenirs. Tu entres dans la maison, et tu sais que Faye est éveillée. Une lumière dans la cuisine, l'odeur du café. Tu soupires. Elle apparaît rapidement, alarmée par ta présence. « Mornin'. » Tu marmonnes un peu, passant une main nerveuse sur ta nuque. « I just need a few things I left here. » Tu te racles la gorge, mal à l'aise. T'espère qu'elle engagera pas la conversation parce que t'es juste pas d'humeur - et tu sais que ça va mal se terminer. Ça se termine toujours mal - et c'est souvent de ta faute. « I'll be quick. » Tu dis à voix basse, t'avançant vers un meuble dans le couloir pour en ouvrir un tiroir. Entrer, ressortir. Pas s'attarder.
Sinon tu vas t'engueuler, tu le sais.

( @faye winters )

C'est le silence qui règne entre les murs de la cuisine. L'air au-dehors est froid, épais, il s'engouffre par la fenêtre ouverte et glace les pierres sur le sol. Le calme est relatif, parce que si rien ne cille, là, dans la cuisine vieillie par le temps, à la pluie qui s'engouffre dans les fissures du plafond ; c'est le papier peint qui retient les douleurs et les absences et les secrets. Faye crispe les doigts autour de sa tasse. La porcelaine est fragile entre ses paumes, le café valse contre les parois. Et peut-être que l'anglaise est enlevée par ses contemplations, et peut-être que ses sens se sont fatigués de ses absences, car lorsqu'elle entend la porte d'entrée grincer dans l'air humide, elle s'agite un moment, là où, d'ordinaire, elle aurait reconnu le poids des pas sur le parquet, le raclement de gorge un peu éraillé. Emory. Et ça lui tord un peu le cœur, lorsqu'elle rejoint le couloir et trouve le profil de son frère penché au-dessus du meuble. Il est différent, sous la lumière faible de l'ampoule à vif suspendue au plafond. Son échine est courbée, ses cheveux en bataille, et il n'a plus rien du gamin qu'elle tenait par la main lorsque les vagues venaient s'échouer sur les pieds. Il a grandi, et ça fait mal. Parce que le temps a fait son œuvre, sur lui, sur elle, sur eux, qu'on leur a trop enlevé pour que les fondations restent stables. L'abandon de la mère, jamais compris, à moitié accepté. On a cessé de lui chercher des excuses, car il n'y en a jamais eu. La disparition du père, là, entre la terre et l'horizon. Faye l'a cherché, des mois, des années, à errer sur l'eau pour retrouver une carcasse, un morceau de lui, quelque part. Pour savoir. Pour ramener à Emory un semblant de réponse – mais elle n'a trouvé que le noir de la mer et le silence du vide. Rien, rien du tout, et entre les deux enfants, le lien s'est érodé, pris dans les marées, et à tirer trop fort dessus, ils savent que la cassure n'est pas loin. Faye bat des cils, cale son épaule contre l'encadrement de la porte, et observe son frère s'agiter dans l'étroitesse du couloir. 'Morning,' sa voix s'efface dans l’obscurité. C'est plus faible qu'elle ne l'aurait voulu, plus dur qu'elle n'en avait l'intention. Mais c'est là, à flotter entre leurs deux silhouettes, plein de tous leurs silences qui durent et tout ce qu'ils ne disent pas. 'I made coffee.' C'est une invitation, et elle sait où quelques mots peuvent les mener, elle sait les fissures et les plaies et tout ce qu'ils s'infligent dans le secret de leur relation. Mais il est sa seule famille. Et le laisser partir est insupportable. Faye porte son café à ses lèvres, ses yeux noirs percent l'obscurité pour trouver les siens – en vain. 'What are you looking for ? Maybe I can help.' Elle sait tout, Faye, de chaque recoin de cette vieille maison aux planchers branlants. Elle sait le désordre parce qu'il est le sien, et celui de son père, et qu'il a été, aussi, celui de son frère un jour. Dans le tiroir du haut, trois vieilles piles, un morceau de ruban, des timbres découpés, une paire de ciseaux, et un petit exemplaire de la Bible à la couverture usée. C'est drôle, de la savoir ici, quand aucun d'entre eux n'a jamais eu la foi. Pourtant, le texte est là, à portée de main, depuis si longtemps que le bois du tiroir en aurait presque pris la trace. 'Whatever it is, it's probably not in there.' Elle lui lance un maigre sourire, la respiration retenue, parce qu'elle craint le mot de trop, le pas de côté. La dispute, inévitable.