take me to the bridge under the pines (forty)

La vitesse fait battre ses longs cheveux sur son visage. La descente n'est pas franche mais elle est longue et sa prise agréable. Pourtant, Mara n'arrive pas à en apprécier la course. Ce matin est morne, malgré la brise. Hier, elle a dû se donner en spectacle, encore, à tenir la main d'un homme qui la regarde à peine dans les yeux. En se réveillant, le poids du mensonge compressait sa poitrine. Besoin d'air, besoin d'ailleurs, elle a attrapé son vélo jaune un peu écaillé pour flâner dans l'espoir que le nuage s'envole, enfin. Elle a retrouvé les rues du centre qui grondent toujours tôt, sourit maladroitement aux commerçants qui lui vendaient leurs produits. Quelques fruits, quelques légumes, un bout de pain qu'elle a enroulé dans un torchon. La vie est douce ici mais ce matin, Mara a ce goût de fer dans la bouche. Il faut avancer, pourtant, faire illusion, toujours. Jusqu'à ce que ça passe. Ça passe toujours. C'est dans cette descente qu'elle se réveille enfin. Malgré la vitesse, il accroche son regard, au loin, et enfin le sourire lui revient. La bruine ne la dérange plus, soudain. Forty. Elle crie son nom, une fois, deux, pour qu'il l'entende, tourne le guidon pour aller à sa rencontre, lève un bras qu'elle agite pour se faire voir. La pierre qu'elle heurte est plus petite qu'un poing serré mais plus dure qu'une roue et ça vrille, elle perd le contrôle, mord la poussière plus vite qu'elle ne l'aurait cru. La roue arrière tourne encore dans l'air, les oranges roulent au loin, les cheveux de Mara couvrent ses yeux ; elle les dégage dans un grand geste dramatique. Son genou lui fait mal, un peu. Son jean n'a pas vraiment survécu cette fois et ça la fait soupirer. Une main se pose sur elle et Mara relève ses grands yeux verts sur lui. Elle se souvient de la première fois, la première chute, le premier regard. Le schéma est le même, faut qu'il s'habitue. L'anglaise est gauche et les chutes sont nombreuses. 'I'm ok.' qu'elle lâche en ramenant son genou sanguinolent à sa poitrine. Elle souffle dessus, doucement, pour que la brulure cesse. 'Is it still working ?' elle désigne son vieux vélo avec une crainte non dissimulée. C'est son seul moyen de transport sur cette île et elle y tient, à ce bout de ferraille. La confusion passe, ses yeux retrouvent son ami. Elle reste par terre, elle est bien, par terre, à côté d'un potiron à peine cabossé. Forty a l'air fatigué de ceux qui ont peu dormi. Sur son col, elle remarque une trace de rouge qu'elle jalouse un peu. Pas parce qu'une autre a posé ses lèvres sur lui, non. Parce que le contact humain lui manque, parce que les lèvres de Ren n'ont aucun goût et que l'amour n'est qu'un lointain souvenir qu'elle tente de rattraper comme elle peut. Son regard est sans équivoque, elle penche la tête, un peu, sourit de toutes ses dents. 'Looks like you've had a nice night.' elle voudrait qu'il lui raconte, qu'elle puisse vivre par procuration si elle ne peut pas trouver la douceur des bras d'un homme. Celui qu'elle a sous la main lui refuse ses attentions. Alors, qu'il lui donne les détails. Qu'il insuffle un peu de réalité dans son récit.

Entre le vent et le temps gris, la température savait vraiment décrire les états d’âmes de ses résidents. Tout aussi gris que le temps, Forty se promène à pied, sous la bruine et les nuages, retournant vers son domicile après une nuit haute en ébats, et pauvre en sommeil. De quoi empêcher sa cervelle de penser pendant quelques heures. Et c’est comme ça qu’il reste, jusqu’à ce que son nom se fasse entendre au loin, jusqu’à ce qu’il voit un éclair jaune pourtant familier et qu’il comprend qui c’est quand finalement elle s’approche et s’échoue, digne des plus belles étourderies jamais vues. Forty se lance à sa rencontre, ramassant une ou deux oranges au passage. “Mara, are you okay ?” Et ses yeux cherchent ceux, grands de la jeune blonde. Il voit le sang qui commence déjà à sécher sur son genou, il voit le vélo tout cabossé et les fruits et légumes dispersés. Forty tente en vain de réunir tout ce qui semblait vouloir se faire la malle, constate que le potiron est une cause perdue et se concentre finalement sur ce qui est vraiment important. Le bien-être de son amie. Il a envie de rire à la mention, parce qu’il en a pas des amies, il a des conquêtes, il a un meilleur ami mort, il a Faye - qui en soit est une amie, mais ils sont si perdus et il a la plus importante, Hana. Sauf qu’il est même plus certain que c’est le cas. Mara est ce qui se rapproche le plus du bonheur pour lui à l’instant. “We have got to stop meeting like that.” C’est moqueur, mais affectueux à la fois. Le pêcheur tente de redresser la bicyclette sans grand succès et abandonne finalement, l’air solennel. “I might have to call it.” Un regard vers sa montre l’indique. “Time of death, ten forty-two am.” Il avise le regard de Mara et se sent soudainement mal de la priver de son moyen de transport préféré - bien qu’il ne s’agisse pas de celui sur lequelle elle semblait le plus habile. “Kidding, although, I cannot fix it myself.” c’est accompagné d’un rire, pas contre elle, ni même contre la situation. Elle lui faisait du bien, dans sa maladresse et la légèreté de leurs interractions. Il était beaucoup de chose, remettre une chaîne à sa place c’était facile, mais réparateur de bicyclette ? Peut-être dans une prochaine vie et il en ignorait sublimement tous les signes, mais non. Il avait mis ce qui restait des emplettes de Mara dans un sac qu’il trainait sur son épaule, afin d’éviter des dommages supplémentaires. Il examine rapidement le genou et convient qu’elle tiendra encore quelques instants avant de se précipiter vers l’urgence. Forty aide doucement la jeune femme à se relever, avant de répondre à son commentaire. C’est rare, ces paroles sans même une once de remontrance, et puis c’est vrai qu’il avait pris du bon temps - mais pas avec celle qu’il voulait. “I’d say it was a night of denial, but to each his own.” Froisser des draps avec une inconnue, c’est son motus operandi, c’est son go to quand rien ne va, et rien ne va plus. S’il a tenter de reprendre des forces auprès de son amie d’enfance, rien n’y fait; son meilleur ami est revenu et avec lui, est disparu toute chance qu’il avait à conquérir le coeur de Hana. Ses faibles chances envolées avec ce qui devrait être le meilleur moment de sa vie. La bruine est douce, elle humidifie ses cheveux à lui, mais les siens aussi. “My best friend is back.” C’est lancé comme si elle savait ce qu’il voulait dire. Il ne sait pas si elle connait Jonas, ou en a entendu parler. Forty a ce regard triste, mais il sourit tout de même, parce que Mara est douce et mérite mieux qu’une tête morose comme compagnie. Forty reprend le vélo et le met debout, afin de raccompagner Mara et peut-être tenter de faire revivre ce tas de féraille jaune.