lost in the middle of it all / faye

— here cause i'm breakin' down
tryin' not to make this obvious ——
( ft. @faye winters )

Les minutes défilent. Longues, interminables. La brise est vive, plus fraîche que ce matin. L’air aiguisé caresse son derme, rougit ses joues, le bout de son nez. Elle frissonnerait presque, si l’adrénaline ne la réchauffait pas. L’attente lui ronge l’estomac. Elle fait les cents pas, les mains enfoncées dans les grandes poches de son cardigan, bat les petits graviers à ses pieds avec impatience. Les pensées se bousculent dans sa tête, s’entrechoquent et peinent à avoir du sens. Le soleil commence sa longue course vers l’horizon. La nuit tombe, et bientôt les astres recouvriront le ciel clair de Guernesey pour briller jusqu’au petit matin. Jonas est de retour. En cher, en os, vivant, la poitrine gonflée par l’air qui remplit ses poumons. Les prunelles brillantes de vitalité. Son mari perdu en mer, il y a trois ans. Celui qu’elle n’a pas pu enterrer par manque de corps. Seule la carcasse d’un bateau dont elle connaissait les moindres détails s’était échouée, brisée de part en part, mais vide. Elle a encore du mal à y croire, Hana. Son corps frêle en tremble encore. L’incompréhension colore les traits de son visage. La joie, aussi. La peur, l’appréhension. L’espoir aussi, sûrement vain, de revoir le visage changé de son fils, un jour. Des plans sur la comète pour nourrir l’imagination, pour faciliter un deuil difficile à faire, à accepter. Des dizaines d’émotions lui tordent les entrailles dans une valse rapide. Elle s’essouffle, se fatigue à essayer de raisonner la rationalité. Elle creuse un peu plus le chemin sous ses pieds, et plisse les paupières en voyant la silhouette de sa meilleure amie s’approcher. — Finally!, qu’elle lance en s’avançant vers Faye, pressée comme une enfant un matin de Noël. — You’re late. I’ve been waiting for what feels like forever, et le ton presque taquin en pointant du doigt la montre à son poignet. Elle enroule ses doigts froids autour de l’avant-bras de son amie, l’entraînant vers l’entrée de la maison. Puis elle s’arrête, accrochant ses iris bleus dans la paire céladon qui la fixe. — Jonas is back, qu’elle lâche précipitamment, ne pouvant plus retenir les mots coincés au bord des lèvres. — He’s alive, I saw him this morning on the docks. Le souffle presque coupé, les billes remplies de larmes au bord du précipice, qu’elle retient en clignant rapidement des paupières. — This is surreal, qu’elle finit finalement, dans un murmure étouffé, comme un secret, par peur qu’on l’entende, qu’on lui prenne ce moment de vérité, qu’on la dévisage encore, et encore. Hana, qui s’évertue à fixer l’horizon ondulé pendant des heures. La veuve dans le déni, qui amuse le village de ses convictions optimistes. — He’s alive, qu’elle répète encore, presque pour se convaincre, également, de ses paroles.

L'urgence la prend aux bronches – elle roule, plus vite que d'ordinaire, et elle sent, quelque part au fond de son estomac que quelque chose ne va pas. Hana l'attend devant la maison, pas à l'intérieur, non, elle piétine les graviers devant l'entrée, impatiente et vive, et loin de son calme naturel. Le chemin crisse sous ses semelles, alors qu'elle quitte la voiture et trouve Hana à mi-chemin en roulant des yeux. 'Come on, I'm not that late.' Elle nie mais elle sait, parce que la tare lui colle à la peau, et quoi qu'elle fasse, elle est en retard. Son poignet froid brûle de la paume de sa meilleure amie qui la traîne jusqu'à l'entrée. 'What's up ?' L'autre main crochète les clés dans la poche de son jean, et le geste reste suspendu, là, au-dessus des quelques marches bancales. Jonas is back. Faye fait volte-face, le cœur qui se décolle et s'arrache. 'What ?' C'est irréel, et violent, et impossible. Parce qu'elle l'a cherché, longtemps, partout. Elle s'est acharné dans les recoins vastes de l'eau sombre, les mains écorchées et les yeux creusés. Il est mort, il était mort, il doit être mort – parce que l'avoir vivant signifie qu'elle l'a abandonné. 'What do you mean you saw him on the docks ?' Elle bat des cils et serre les dents. Ses doigts s'enroulent autour de ceux d'Hana, soutien réciproque pour retenir l'équilibre approximatif. 'Hana, he is gone.' Ça s'étrangle dans sa gorge, parce qu'elle l'a déjà dis, une fois, deux, mille. Parce que ça fait mal, de lui imposer les mots comme elle l'a fait avant. Et son cœur se fend, à l'idée qu'elle ait rêvé, qu'elle ait imaginé, qu'elle ait confondu, et que tout se brise à nouveau ; parce que cette fois, Faye n'est pas certaine de pouvoir la rattraper avant la véritable chute. Mais les yeux de la veuve brillent et son sourire s'étire et soudain, le doute s'immisce partout, partout, et elle se dit, et si ? 'Are you sure ?' Elle se redresse, un peu trop violemment, s'excuse de ses yeux noirs pour le ton trop dur. 'I mean… Shit.' Elle lâche prise, tout, son bras et son cœur et les regrets étouffés depuis longtemps. Son regard se perd et elle fait quelques pas jusqu'aux marches, sur lesquelles elle s'assoit, bancale et tremblante. 'How ? How can he be alive ?' Elle relève les yeux et la main, l'incite à s'asseoir près d'elle. Parce que si le monde est instable pour elle, il l'est plus encore pour Hana. 'He was gone. I swear he was gone.'

Les mots semblent irréels, même pour elle. Un mirage de lettres qui s’échappent de ses lèvres tremblantes. Une illusion sonore, emportée par la brise qui gronde sur Guernesey. Elle les a rêvées, ces paroles. Elle les a imaginés là, vivants, de retour sur l’île, marchant, avançant vers elle avec leurs frimousses identiques, l’enlaçant tendrement, l’embrassant jusqu’à s’époumoner. Des scènes utopiques pour combler le vide, le manque. Pour faire un deuil impossible. Des moments de vie dérobés pour se réconforter. Un mécanisme bancal, mais qui lui a permis d’avancer sans eux, sans ces parts d’elle, emportées par la mer déchaînée. Et pourtant, elle les énonce, ces mots. Il est vivant, Jonas. La pulpe de ses doigts en témoigne encore, son myocarde affolé, aussi. Le souffle lui manque, alors que Faye se décompose sous ses opales azures. — I saw him, Faye, I touched him, qu’elle répète avec plus véhémence, plus de force, pour lui faire comprendre, pour lui faire entendre. Elle se revoit, les prunelles arrondies par la folie, quelques années auparavant, répétant encore et encore qu’ils reviendront, s’accrochant à un déni nocif et tortueux. Et Faye, qui radotait douloureusement, la peine coincée au fond de la gorge. — He got down of this ferry and was just…there. L’incrédulité est toujours présente dans le ton de sa voix. Elle s’assoit sur les marches, ses palmes s’écrasant sur quelques graviers. — I don’t know, qu’elle souffle dans un murmure. — He didn’t say much, actually. He was very weird, very distant, unlike him I’d say. Le regard fixé sur l’horizon, sur ce quartier qu’elle arpente depuis l’enfance. Les souvenirs s’accumulent et se mélangent dans sa tête. Des souvenirs heureux, souvent. Parce que Hana, elle a tendance à ne retenir que le positif. Un optimiste effacé au dépriment d’un creux béant dans la poitrine, désormais. Mais Jonas, c’était le mari aimant et tactile, taquin et passionné. Bavard, surtout, qui s’attardait et se perdait dans les histoires qu’il racontait. Le contraire de l’homme qu’elle a croisé, de cette silhouette froide et silencieuse, les iris hagards. Trois années se sont écoulées, et l’envie de tout savoir de lui, de ces mois écoulés ailleurs, se fait pesante, pressante. — But I guess it’s normal, right ? Une question, suivi d’un léger coup dans l’épaule de Faye, pour se rassurer, pour l’entendre le dire.

Le souffle est rauque sous ses côtes. Le sang bat à ses tempes, brutal, sourd. He is alive. Ça n'a pas de sens. Le deuil a été entamé et les adieux imposés. Faye s'est crevé le cœur à s'accrocher à des espoirs nocifs, et retenir la chute d'une amie laissée pour compte. La main d'Hana tremble sous la sienne, alors elle serre un peu plus fort. Faye bloque l'air dans ses poumons, plisse les paupières sur l'horizon qui se défait au gré des marées. 'I don't… Sorry. I don't know what to say.' Tout meurt sur son palais. Le creux dans sa poitrine s'étend, dévore les tissus avec lenteur. 'I believe you.' Elle appuie la promesse de ses yeux noirs. Bien sûr, qu'elle la croit. En dépit de tout, elle y croit. Elle veut y croire. 'God…' La scène s'impose dans les derniers rayons du soleil. Leurs silhouettes détaillées parmi les autres sur les docks. 'I guess it is. I don't know. It's been so long, I can't imagine…' Elle plie l'échine au-dessus du béton, lie ses doigts à ceux d'Hana dans un geste tendre et familier. Pourtant, elle n'a pas senti sa paume contre la sienne depuis mille années éparpillées dans les pertes et les silences. 'Was he… Was he alone ?' Elle retient le sanglot qui lui prend la gorge. Oliver. Les traits de l'enfant lui reviennent et s'écrasent sur ses bronches. Elle se sent vaciller sur les marches, serre les jambes contre sa poitrine. 'Are you okay ?' L'évidence s'impose, violente. Bien sûr, qu'elle ne va pas. Les fantômes doivent rester ce qu'ils sont. Des spectres avec lesquels on apprend à vivre – ils ne reviennent pas. Ils ne doivent jamais revenir. Parce qu'ensuite, il faut tout défaire et reprendre. Inverser le deuil et effacer les plaies, sans qu'elles n'aient le temps de guérir.

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