J'suis si saoul que t'es ivre de moi [ Jolene

Le sac habituellement en bandoulière traine à tes pieds, le casque autour du cou dégueule comme il peut le chapitre d’un bouquin que tu abandonnes peu à peu par désintérêt ou incompréhension. Tu devrais juste le remettre sur ton crâne et laisser la voix te bercer mais t’attend surtout le retour de Jolene, ta gueule enfoncée dans ta paume, le verre devant toi à moitié plein – ou à moitié vide au vu de ton état d’esprit actuel. T’as les yeux rouges d’avoir pleuré un nouveau râteau – comme à chaque fois t’es persuadé que c’était la bonne – et tu renifles dans la manche de ton pull tandis que le barman, habitué à tes jérémiades, te tourne le dos avec empressement à la recherche d’un autre client – rare à cet heure – pour venir le délivrer de ton long laïus sur la perfection faite-femme de ton crush du moment. Tu te redresses avec véhémence, faisant reculer le tabouret qui grince et attirant les regards des gens autour. « Jolene ! J’vais aller… y aller même ! Peut-être que si je lui livre une lettre, elle verra tel que je suis vraiment ! »

Des fois, Jolene se demande pourquoi elle traîne avec ce déglingos.  Pas qu'elle ait honte, ou même une réputation à tenir, mais les regards furieux des quelques larrons en boutique la rendent passablement malaise. Elle attrape les deux chopes tendues par le barman d'un sourire contrit qui veut silencieusement dire désolée, et retourne à la table où, à ce stade d'alcoolémie et de liquide recraché par les yeux, Tommy pourrait limite leur pleurer des cocktails. « Arrête tes conneries. Et rassieds-toi. Tu risquerais de te fendre le crâne avant d'avoir atteint la porte. » Elle compatirait à sa peine de cœur, si il n'en avait pas dix autres comme ça chaque semaine. Elle lui pose une paume sur l'épaule et le force à se rassoir. « Puis comme ça, dis toi que t'auras le temps de bien réfléchir ta lettre. Ok ? Vas-y. » Elle s'assied et, d'un geste de main, l'incite à déballer ce qu'il compte y inscrire, dans cette fameuse lettre. C'est con à dire, mais Tommy n'abandonne jamais. D'habitude, c'est un compliment, mais là, c'est plutôt du harcèlement. « Faut que tu lui dises des trucs... Des trucs personnels... Que tu t'ouvres. Il paraît que les meufs aiment ça. Lâche-t-elle, cynique. » Comme si elle n'était pas tout à fait de cette espèce. « Raconte-moi voir. Comment elle est, qu'est-ce qu'elle aime faire, tout ça. »

Tu ne bouges pas pendant un instant, oscillant légèrement d’avant en arrière, les yeux plissés dans un reboot mental, puis tu obéis en lâchant un « Ah ok. » qui résume à peu près tout ce qu’il y a à savoir sur la situation. Tu fixes avec perplexité la pinte qui est devenue deux et t’as un nouveau long moment d’arrêt, comme un chien face à deux morceaux de sucre qui ne sait lequel choisir. Tu finis par prendre celle qui est la plus pleine à la suite d’une gymnastique mentale faisant fi de tout bon sens. « T’aimes ça, toi, les trucs personnels ? J’veux dire… t’aimes les nanas non ? Et en plus t’es une nana donc tu sais doublement ce qu’elles aiment. » Tu t’enfonces dans ton siège, plutôt fier de ton analyse et d’avoir comme amie une personne aussi prompte et propre à t’aider. « Bah déjà, elle est belle, tu vois ? Mais pas belle genre une fille qui fait de la télé, non non, elle est belle avec de la douceur, elle a le soleil qui lui a piqueté le visage, elle a des yeux océans, elle est naturelle, voilà ! Naturelle ! Et puis elle est forte, elle veut le montrer, elle fait tout avec force, avec ses muscles, avec… » Tu observes un long – très long moment – de silence à fixer ton verre, puis tu prends une gorgée et tu t’enfonces à nouveau dans ton siège avec un soupir de bienheureux.

Les yeux de Jolene roulent momentanément vers le ciel. Des fois, Tommy l'exaspèrent. Après avoir retenu un merci captain, elle se râcle la gorge et fronce des sourcils, l'air de sérieusement se concentrer sur le récit. « Tommy. Dit-elle d'un air solennel, comme pour le délivrer de son calvaire. » Elle prend une gorgée de bière pour se donner du courage et retourne à le fixer. « Est-ce que tu lui as déjà parlé ? Pas pour demander l'heure, hein. Réellement parler. Parce que c'est bien beau, de lui dire qu'elle est belle, et tout, et tout... » Elle agite sa main pour matérialiser le "et tout, et tout". « Et je dis pas qu'il faut pas le dire, c'est important aussi. Mais ce qu'elle veut, ce qu'elles veulent toutes, c'est que tu les vois elles. Pour ce qu'elles sont. Genre, leur personnalité. » Parce qu'elle dit des trucs beaucoup trop sensés pour ce type de conversations dans un bar où ils finiront bientôt éclatés, Jolene décoche un rictus mi-railleur mi-graveleux. « Ou alors tu assumes que tu t'en bats les reins, et que t'es là pour la baise. Lyrique, si tu veux rajouter un petit côté poétique. » Au moins, quand elle traîne avec Tommy, elle peut dire tout ce qu'elle veut de plus bas de plafond... « Mais t'es pas là pour ça, hein ? L'encense-t-elle. » Tommy, cette petite fleur fragile et incomprise.

Tu reprends la conversation en route, un peu paumé mais certainement plus serein. « Bah..oui, c’est une de mes usagères. » Comme l’essentiel des gens qui habitent sur l’île, tu aimes bien ce mot d’ailleurs, usagers. Tu trouves que ça implique moins une relation de supériorité sur les gens que « client », tu aimes te sentir proche des gens que tu sers et voir la joie que tu leurs apportes en faisant ce que tu sais le mieux faire ; marcher et rêvasser. Tu écoutes Jolene avec une mine que tu souhaites concentrée et sérieuse mais qui doit plus avoir l’air d’un début d’anévrisme. « Hein quoi moi ? Mais non, j’suis sûre qu’une fille forte mais sensible comme elle, elle veut pas juste de la baise. Je pense qu’elle a eu de mauvaises expériences et que du coup elle ne fait plus confiance en l’homme. » Tu fronces les sourcils un moment. « Peut-être qu’elle aime aussi les filles. » Tu fais un clin d’œil appuyé vers Jolene et te renfonce dans ton siège, la bière à la main et une partie qui te coule sur le pull dans le mouvement. « Pas là pour… ah.. oui c’est vrai tiens, je voulais te parler d’une boule que j’ai sur le pied ! Ca fait mal quand j’appuie dessus mais sinon, ça va. »

Jolene pousse la sale tronche de Tommy d'une main gentille, comme pour lui faire ravaler son clin d'œil. Elle a un air blasé, comme de lui rappeler qu'elle est mariée, et que "être gay" n'est jamais un point commun qui vaille la peine d'être mentionné. « Peut-être. Hausse-t-elle tout de même les épaules. » Jolene installe son menton dans la paume de sa main et fait glisser une nouvelle gorgée de bière dans son gosier. Elle n'est pas du tout inquiétée par l'évocation de cette "boule", mais elle serait damnée plutôt que de ne pas vérifier. « Vas-y, montre. » Jolene repose son verre, attrape son tabouret et va se poser du côté de la table de Tommy. « Quoi ? Tu vas pas me dire que t'es timide des pieds, quand même ? » On ne dirait pas, mais il y a une grande frange de la population qui est étrangement pudique des pieds. Ça, et le fait que c'est évidemment une partie du corps qui n'a, a posteriori, rien de beau. « Ou alors t'as peur que je sorte ma grosse aiguille pour te flinguer ta pustule ? Ricane-t-elle. »

Tu t’attardes sur la main de Jolene, ta peau brûlante contre la sienne et tu retournes dans ton coin, tout sourire. Tu lèves ton pied et la seule raison pour laquelle tu la poses sur le bord de ta chaise et pas sur la table est le regard insistant du barman sur vous. « J’suis timide de rien du tout moi, j’ai plus de pudeur, moi. » Difficile d’avoir beaucoup d’intimité quand la maison était constamment en mouvement et saturée d’une fratrie sans cesse mouvante et dont des membres temporaires apparaissaient au fur et à mesure des lubies et des pauvres hères récupérés sur le bord du chemin. Tu poses chaussette et chaussures sur la table et tu tends le pied vers Jolene, avec un grand arc dramatique. Une boule de la taille d’une bille se trouve juste avant les orteils. « Tu penses que je vais mourir avant d’avoir rencontré mon âme sœur ? »

Jolene lève brièvement les yeux au ciel au concentré de drame qui habite les mots de Tommy. « Non. » Elle ne manage pas plus le suspense, parce qu'elle est à peu près certaine qu'il fera dans son pantalon. « C'est rien de grave. Tu marches trop, et tu prends globalement pas assez soin de tes pieds. Vu l'état de tes chaussettes et de tes pompes, je comprends pourquoi... Dit-elle en jetant un rapide coup d'œil sur la table. Je t'enverrai une pescription et des recommandations par mail. » Jolene tapote la cheville puis la joue de Tommy. Un sourire mi-sincère mi-blasé encoche ses lèvres. « Tu auras tout le loisir de rencontrer ton âme-sœur, t'inquiète. » Il est mignon. Des fois. « Mais puisque t'as besoin d'une rabat-joie dans ta vie : sache que le concept d'âme-sœur est complètement imaginaire, déformé, erroné et toxique. » Ouais, rien que ça. « Une relation, ça se travaille et ça s'entretient. Aucune âme-sœur ne t'en dispense. »

Jolene est ce genre de personnes qui est sûrement très fun dans des soirées de philosophes ou de sociologues mais qui n’a pas son pareil pour briser l’humeur par des remarques acerbes et engagées. « Ah euh d’accord. » Tu finis par répondre un instant à court de mots. Ton pied reposant toujours là où tu l’avais laissé, tu t’occupes plutôt de ton verre duquel tu bois, un brin pensif et surtout pour retrouver la joyeuse sensation de flottement que tu as perdu avec la douche froide de Jolene. « Pourquoi c’est toxique ? C’est de jolies histoires. Tu dis ça parce que t’as peur de jamais rencontrer une âme sœur de cœur alors tu penses que c’est pas bien ? » Jolene a eu des relations épanouies – du moins c’est l’idée que tu t’en fais avec sa bague au doigt – et tu ne vois pas de réelle raison de casser l’idée idyllique de relations parfaites si on est parfaitement heureux dans la sienne. « Ca va pas avec ta femme ? »