Si tout vient vers toi, c'est que tu es sur la mauvaise route

Tu attends d’être au plus proche de l’endroit pour ôter le casque des oreilles, laissant s’écouler paisiblement la voix du narrateur, à peine audible au-delà de quelques mètres. A pieds, quasiment comme toujours, tu t’approches d’une démarche souple et athlétique des travaux, signalant ta présence par un sifflotement joyeux. Tu tapotes sur la boîte aux lettres, jetant un regard curieux par-dessus le muret, curieux de voir l’avancée du chantier et t’imaginer mentalement ce à quoi allait ressembler le commerce des nouveaux arrivants. « Hep les gars ? J’ai du courrier pour vous, ch’uis vot’facteur ! » Tu te penches dans une ouverture, persuadé d’avoir entendu du bruit. « Charmant vot’coin, vous avez besoin de quelque chose ? »

Le facteur a à peine le temps de se pencher qu’il se prend deux boulets de canon dans les jambes à savoir les bien nommés Ragnarok et Nasdrovie, les deux premiers membres de la meute possédée par les habitants du chantier.

« Ragnarok, Nass, ici ! » s’élève ta voix ferme.

Tu apparais dans l’encadrement de la porte, en tee-shirt malgré la froideur du climat marin en cette matinée d’automne, une masse à la main alors que tu t’appliquais à finir de démolir un mur pour agrandir la salle de réception afin que le plus de personnes possible puisse prendre des repas, sur des tables plus grandes que ces petits carrés où quatre personnes ne peuvent absolument pas se serrer.

« Bonjour, désolé pour le raffut. » t’excuses-tu alors que les spitz nains haletants continuent de tournoyer autour des chevilles du nouvel arrivant. « Heureusement que quelqu’un s’est chargé de mettre le nom sur la boîte aux lettres parce que j’avais perso complètement oublié. » avoues-tu. « Ca aurait été terrible qu’on loupe du courrier. »

Le quelqu’un en question étant bien sûr Alyosha, ton mari, meilleur administrateur du monde.

« Niilo, enchanté. Je vous débarrasse ? »

J'ai les mains dans le tri d'outils chiants que nous ont laissé les précédents propriétaires, dont je sais pas l'utilité des trois quarts mais que ça me fait chier de jeter parce que je suis le genre de mec à aimer l'histoire, le travail bien fait et l'amour des artisans, donc j'hésite à jeter un goupillon stupide et raide de crasse alors que je ne sais absolument pas à quoi ça sert.
Bref je suis en train de correctement me galérer la chagatte avec des machins que je maîtrise pas et que j'ose pas jeter, autant dire que le passage en express de Ragnarok – éclair orange – et Nasdrovie – éclair blanc – me sort d'un marasme terrible.
Je ne gueule pas parce que la voix de Niilo s'élève avant la mienne et qu'il faut pas stresser les chiens sinon ils deviennent durs à dresser. Je me redresse, faisant craquer un genou et le bas de la colonne – putain faut que je reprenne les étirements – et me dirige vers l'endroit où les deux renards ont décidé de hurler à la mort pour nous montrer où était l'ennemi mortel du moment.

Et c'est le facteur.
C'est vrai que ça peut être un ennemi mortel torpilleur d'hérédité à ce qu'on dit.

« Salut », je fais en écho à Niilo, siffle pour rappeler les chiens qui réalisent une petite danse du feu autour des chevilles du facteur. Ragnarok hésite – il a toujours bien plus obéi à Niilo qu'à moi – mais Nass se ramène au petit trot, le pompon fier, genre t'as vu j'ai chassé l'ennemi, moi, je suis forte, moi. « Vous faites tout à pied ? » je fais au facteur, « quel courage, j'aurais demandé un scooter depuis longtemps ! »

J'en ai rien à foutre que les scooters tiennent pas sur les routes absolument pas droites de l'île, moi. Je suis parisien de base, ok ? Le scooter c'est la vie.

« Vous voulez un peu de café ? On en a en rab. »

Il arrive qu’il y ait des gens qui n’apprécient pas ta présence et qui le font savoir – souvent des touristes ou des propriétaires qui ne viennent que pour les vacances – mais jamais on ne t’avait lâché les chiens dessus et accueilli avec une masse à la main. Tu fixes avec stupéfaction les deux petites créatures pelucheuses qui te jappent autour et le gros baraqué qui s’extirpe, armé, de son chantier. Tu tiens en l’air les deux lettres, comme si des spitz nains pouvaient sauter aussi haut et les attraper, pour une fois à court de mots. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes de reboot que tu baisses le bras d’un geste vif pour tendre les lettres au propriétaire. « Tommy, salut ! J’ai pas compris le nom des deux, c’est quoi ? » Puis une deuxième personne s’extirpe de là. « Hein.. ? Ah, oui ! Bah, faut profiter du coin, non ? Parfois quand il pleut je prends le vélo, encore que ça glisse… Une fois je me suis ouvert le menton, il a fallu faire une dizaine de points de sutures. » Tu relèves le menton pour montrer la cicatrice blanchâtre se trouvant en-dessous. « Ouaip’, j’veux bien. Vous vous en sortez comme vous-voulez dans les travaux ? » Tu t’invites sans plus de cérémonie, enjambant chien, pas de porte et tout ce qui passe pour rejoindre Pas-Niilo. « J’ai eu peur, j’ai cru que vous veniez m’fracasser avec votre truc, là. »

Tu tends la main pour récupérer les deux lettres données par le facteur et t’en sers pour désigner les deux animaux concernés rappelés par ton mari.

« La boule orange c’est Ragnarok, la blanche c’est Nasdrovie. Merci ! »

Pendant que le facteur raconte l’étendue de sa vie trépidante qui lui confère une stature physique aussi élancée que celle d’Alyosha, tu entreprends de retourner les lettres. Elles portent deux tampons : celui des US et celui d’ici, mais indiquent encore votre ancienne adresse de New-York. Ca t’a coûté une blinde de les faire rediriger mais au moins elles sont arrivées et l’une d’elles vient du notaire, mh.

Tu les ouvres toutes les deux d’un mouvement de doigts. Dans un clapotis irrégulier, dehors, la pluie, la sempiternelle pluie apportée par les vents marins recommence à tomber.

« On s’en sort. » assures-tu en refermant la porte pour prévenir les courants d’air et éviter que les chiens qui ne connaissent pas encore trop les parages ne se barrent. « Dites voir, il pleut toujours aussi souvent ? Pas que je déteste ça mais nous avons un lézard ici » tu désignes Alyosha « qui va finir par déprimer sans soleil. »