(LIBRE) levée avant le jour.

levée avant le jour
se lever bien avant le jour, s’activer dans la cuisine familiale alors que tout le monde dort puis gagner le port avant le départ des premiers bateaux : c’est devenu un rituel pour achille. son casque usé sur le crâne, elle traîne la remorque jaune jusqu’au port. chaque matin, c’est son moment favori : la route pour elle seule et dans ses oreilles les morceaux qui défilent. les paysages de l’île se succèdent : à sa gauche des maisons colorées, à droite, les premiers rayons reflètent sur l’étendue bleue. achille sourit, se dit que chaque jour l’expérience est unique et que chaque jour, elle est assez chanceuse pour pouvoir le constater. c’est le poids de la remorque qui la rappelle à l’ordre, achille grimace, pédale plus vite et se reconcentre sur la route bétonnée. à droite du vélo son chien, twig, ralentit pour rester à sa hauteur.
après une vingtaine de minutes, achille arrive à son emplacement habituel. rapidement elle installe la planche et les tréteaux qui lui servent de comptoir et commence à arranger ses pâtisseries. déjà les premiers pêcheurs arrivent ; elle connaît la plupart de leurs commandes par cœur, les sert presque machinalement en échangeant avec eux. si achille est d’ordinaire assez timide, le morceau de pin qui la sépare de ses interlocuteurs lui donne une confiance nouvelle. mélangeant le sourire commerçant et le cynisme de rigueur chez ceux qui se lèvent tôt avec brio, elle a réussi à fidéliser une vingtaine de clients. mais le soleil commence à apparaître derrière les rochers et bientôt, elle entend les bateaux amarrés derrière elle partir un à un.
la période entre laquelle les pêcheurs partent et celle où les autres habitants commencent à remplir les rues est toujours très calme. généralement, achille s’assoie sur le toit de la remorque et en profite pour lire. à ses pieds twig s’est endormi.
bonjour!, la voix est assez proche d’elle, lui fait relever la tête. autour d’elle les lampadaires publics se sont éteints, le soleil éclaire à présent les pavés sous ses pieds et la page de son livre qu’elle corne avant de le refermer. achille l’abandonne sur la remorque, retourne derrière la barrière de bois.
elle plisse légèrement les yeux pour reconnaître son interlocuteur.ice, place sa main en visière sur son front. un client ? elle ne le reconnait pas. son regard semble arrêté sur une variété de gâteau rond recouvert de fleurs mauves.
bonjour ! ce sont des sablés à la violet, fait avec de vraies fleurs. l’épaisseur de pin ne suffit pas à protéger achille de l’angoisse que cause le silence de cet interlocuteur inconnu, elle se sent obligée de continuer : j’en ai aussi à la rose. puis d'autres aux œillets ! souvent les gens ign…. oh hum excuse-moi je parle trop… nerveusement, elle replace une mèche derrière son oreille.

Le jour, Gray l’a vu se lever. Assise sur le muret solitaire auquel elle a tenu compagnie toute la nuit. Dans sa salopette de travail qu’elle n’a pas quittée pour ne pas avoir à la renfiler au matin. Les nuits d’insomnie, elle les connaît par cœur. Toute son adolescence elle les a passées dehors, sous le regard froid de la Lune bien plus chaleureux que le lit désigné comme sien dans un foyer qui ne serait jamais la maison. Trop longtemps elle a cherché le meilleur moyen de les rendre moins mornes, moins ternes, de s’épuiser. En colère contre le monde qui lui avait tout pris, qui avait laissé sa silhouette trop jeune pour être fatiguée de vivre seule sur fond bleu mer, attendant la lame. Elle a volé, tagué, dégradé, abîmé, vengé mais la vengeance n’a jamais suffi à faire taire l’insomnie. Maintenant, elle a seulement appris à la dompter. Elle l’accueille quand elle arrive comme une vieille amie, elle ne tente même plus de lutter. Quelques gouttes de gin dans le thé pour affronter le froid et attendre le jour près de sa mer aimée malgré les sacrifices qu’elle s’est octroyée. Il y a longtemps que Gray ne se demande plus quelle est la vague qui a avalé le bateau de son père. Cela n’a plus d’importance.

Les levers de soleil sont les moments qu’elle préfère. Plus intense que le coucher de soleil qui gagne l’affection générale, l’attrait réside dans l’attente. Un coucher de soleil ne s’attend pas. Il surprend, déjà ? Mais le lever du soleil est la récompense de longues heures de patience. De lutte. La nuit ne serait pas si belle s’il ne fallait pas se battre pour y survivre, si elle n’était pas éphémère. C’est le cœur léger alors que Gray se lève et abandonne là son muret, accompagnée par la lueur d’un soleil pâle. Elle a regardé partir tous les bateaux. Elle ne s’est pas demandé quel serait celui qui ne reviendrait pas. L’heure est venue de regagner son atelier. Cependant, sur le chemin, une forme attire son regard. Un chien. C’est plus fort qu’elle, Gray ne peut jamais s’empêcher de regarder les chiens, quoiqu’elle ose rarement aborder leurs propriétaires. Un vague sourire étire ses lèvres à la vue de l’animal et son regard vagabonde autour. Voilà sa maîtresse plongée dans un livre, et le fumet délicat des biscuits qu’elle vend lui parvient. Son estomac réclame après le dernier repas qu’elle a sauté hier soir au profit de la nuit, alors elle s’approche. Se prépare. Elle ne sait se départir de son allure nonchalante, main dans la poche, menton relevé. Salue. Elle déteste la déranger dans sa lecture mais les biscuits sont trop beaux et le chien trop touchant. “La violette, ça me semble très bien. Enfin… qu’est-ce que tu allais dire ?” Gray n’a rien contre les gens qui parlent trop, ça compense avec elle qui ne parle pas assez. Elle désigne le chien d’un signe de tête. “Pour être tout à fait honnête, c’est ce bon garçon juste là qui m’a d’abord attirée. Mais je vais aussi goûter tes gâteaux !” La main sur le menton, elle hésite entre les mets. Peut-être que de jolis biscuits seraient exactement ce qu’il lui faudrait pour chasser la torpeur de la nuit blanche.

la main en visière sur le front, achille cherche à identifier le visage de son interlocutrice alors qu’elle, analyse ses produits. elle cherche, fouille dans sa mémoire mais définitivement non : elle ne la connait pas. les cheveux sont emmêlés, les yeux cernés et le visage couvert de ce voile pâle que dépose sur la peau le manque de sommeil. achille hésite : s’est elle couchée tard ou ne s’est-elle jamais couchée ? la gamine a l’habitude de faire face à ceux qui errent ; elle les croise le week-end lorsqu’elle vend ses pâtisseries en fin de soirée. assis sur un banc près du port ou marchant indéfiniment dans les rues pavées, ils ont tous le même air, la même expression étrange. c’est cette expression qu’achille semble lire sur le visage de la femme face à elle : mélange confus de nonchalance et de trouble.
intimidée, achille se sent obligée de parler. soudain elle s’arrête, est-ce qu’elle parle trop ? l’autre l’invite à continuer. malgré la fatigue que les yeux trahissent, la voix est agréable, transcrit une certaine amicalité alors achille sourit et reprend : souvent les gens ignorent que l’œillet est comestible. mais c’est très bon ! je le mélange à l’écorce d’orange parce qu’il a un gout assez similaire au clou de girofle. lorsqu’elle parle de pâtisserie, achille se sent toujours à l’aise.
son interlocutrice montre la grosse masse blanche allongée à sa gauche près de la remorque. oh twig ? elle se penche à sa hauteur pour attirer son attention. il se relève et achille lui gratte doucement la tête. il n’entend pas très bien mais il est adorable. tu peux le caresser si tu veux ! d’un geste de la main, elle l’invite à passer sous la table, twig s’exécute. tu n’es pas obligée de gouter à mes sablés si c’est twig qui t’intéresse, je ne me vexerais pas. achille se recule un peu du comptoir, observe twig interagir avec la rousse. elle remarque les traces de graisse noire sur sa salopette, ses chaussures usées, une mécanicienne ? probablement. achille hausse les épaules puis se dirige vers la remorque et sors deux tasses d’une cagette en bois. elle devise une thermos et verse le liquide brulant dans les deux récipients avant de passer de l’autre côté de la planche de pin. tendant une des deux tasse à gray elle sourit tiens !