you put a fever inside me and I've been cold since you left ; pippa

L'horizon se détache sous ses paupières. L'inspiration est vague, un peu rauque dans sa gorge nouée. Faye baisse les yeux sur ses mains calleuses, ses iris noires détaillent les rides et les fissures, les cicatrices, les plaies. Une vie entière dans ses paumes – tout file entre ses doigts, tout fout le camp. Elle n'a plus pour ancre que la mer et les effluves familières. Elle soupire, fait volte-face et retrouve le chemin du port avec trop d'aisance. La routine est infiltrée dans les os, les mouvements mécaniques, et jusqu'à maintenant, elle n'avait rien d'autre que des habitudes mimétiques, un temps à elle. Mais désormais, il y a les autres. Il y a Silas et ses pas lourds sur le parquet de la chambre du haut. Il y a Warren et ses excuses qui tambourinent incessamment dans ses tempes. Il y a Mara, et ses yeux verts incrustés sous ses paupières. Les changements font vaciller la constance d'un quotidien que Faye supporte à peine, mais qui la garde stable. Les pavés s'effritent sous ses semelles, elle les a marqués de ses passages, de ses amours, de ses fuites. Tout, tout, tout, retenu entre des pierres érodées par le temps, et d'autres corps que le sien. Les façades défilent, familières, et Faye peine à distinguer les contours, parce que ses pensées se distillent dans la brise et que les pas sont assurés. L'odeur des pâtisseries lui tire un sourire doux, Faye ralentit le pas, parce que les images reviennent, du coin lumineux d'un salon de thé, de discussions faciles, d'une légèreté trop longtemps oubliée. Elle enroule les doigts sur la poignée de la porte, qui s'ouvre à la volée dans un mouvement de cheveux châtains, et les yeux noisette qui la trouvent font valser son cœur sous ses côtes. Pippa. Faye bat des paupières, recule pour la laisser sortir de la boulangerie. Le pas est fébrile et le ventre gronde. Il semble qu'une éternité s'étire là, alors que la porte se referme lentement, et que le froid de la rue enveloppe leurs deux silhouettes. 'You're here.' Les mots s'arrachent sur sa langue, pris dans une vague de tout ce qu'elle retient depuis si longtemps, la confusion, la rage, le chagrin, la colère, tout, tout, tout. Pippa est partie – elle n'est jamais revenue, a préféré signer leur fin à l'encre noire. Et puis le silence. 'When did you come back ?' L'amertume est retenue, les mâchoires serrées. Why did you come back ? Why did you leave?

« Oh come on, i know you have fresh ones in the back. » elle assène sans se laisser démonter. Non, il était hors de question qu’elle offre des scones rassis de la veille à sa soeur et son neveu. Mrs Shaw toise Pippa d’un air mauvais, lève les yeux au ciel et tourne les talons dans un soupir vaincu. Du haut de ses 73 ans, la gérante de la boulangerie avait appris à choisir ses batailles ; elle n’avait plus l’âge de tenir tête à la petite Lyons, cette effrontée entêtée. Sans un mot, la voilà qui flanque trois scones encore fumant dans une boîte en carton sur le comptoir. La jeune femme paie son dû avec un sourire narquois et prend la direction de la porte, déterminée à poursuivre cette journée comme elle l’avait entamé : prête à en découvre avec quiconque se mettra en travers de son chemin.

The Lord works in mysterious ways — et avec un sens de l’humour douteux — puisque ce matin-là, il avait décidé de mettre sur le chemin de Pippa la seule et unique personne qu’elle redoutait de croiser sur toute cette foutue île. Leurs regards s’accrochent à travers la vitre et son coeur manque un battement. Faye. Le rictus mauvais qui lui barrait encore le visage s’efface aussitôt, et elle sent toute l’énergie qui l’animait la quitter d’un seul coup, comme si une bourrasque venait de s’abattre sur elle. Faye. Il était illusoire de croire qu’elle pourrait éviter indéfiniment une personne sur un lopin de terre de la taille de Guernesey. C’était statistique, elle le savait. Ça ne l’avait pas empêché de croire qu’elle y échapperait. Qu’elle pourrait continuer à avancer dans la vie comme elle l’avait toujours fait, sans jamais risquer de recroiser son regard. Ce regard. Celui dans lequel elle se voit, là, et dont l’image qu’il lui renvoie est si douloureuse. Faye. Trois ans. Elle ne peut pas s’empêcher de faire le calcul. Pippa déglutit, et réalise lorsque Faye recule d’un pas pour la laisser passer qu’elle est prise au piège — à son propre piège. Il lui faut rassembler tout son courage et bien plus encore pour remettre ses jambes pétrifiées en marche et passer le seuil de la boulangerie. L’air froid de la rue lui mord le visage, mais c’est le regard de Faye qui la glace. « You’re here. » Ses doigts se crispent autour de la petite boîte en carton, ses yeux plongent vers le sol. Elle se déteste de perdre ses moyens comme ça. Faye est la seule capable de lui faire courber l’échine ; c’est ce qui l’avait d’abord fait la détester. C’est ce qui avait fini par la faire tomber amoureuse, aussi. Elle s’éclaircit la gorge, mais rien ne semble vouloir en sortir. « When did you come back? » Le ton de sa voix ne laisse pas de place au doute sur le goût qu’a ses retrouvailles impromptues pour elle. Pippa ose redresser la tête, s’appliquant d’abord à éviter son regard. D’un geste vague, elle désigne le bout de la rue. « Clem got divorced. » Sa voix est un peu rauque, comme si les mots étaient sortis malgré elle. Les premiers mots qu’elle adresse à Faye. Les premiers mots qu’elle adresse à Faye depuis ces funestes « Love, always, Pippa ». Ces mots qu’elle avait écrit à l’encre noir, la gorge si serrée que le sanglot ne s’était échappé que plusieurs jours après que la lettre ait été envoyée. Clem got divorced. Tu parles d’une explication. Elle enchaîne, comme pour garder la balle dans son camp : « But it’s the most boring divorce in the history of divorces so, uh… » elle croise furtivement le regard de Faye, le fuis une nouvelle fois, « i shouldn’t stay long. » Don’t worry, elle est à deux doigts d’ajouter, avant de se reprendre. Elle s’accroche à l’horizon comme si sa vie en dépendait ; à la ligne qui sépare la mer du ciel, aux bateaux de pêcheurs qui dansent doucement contre les quais du port. Brusquement, elle reporte son attention sur le visage de Faye. « You look good. » Qu’est-ce qu’on dit, à quelqu’un qu’on a aimé de toutes ses forces et qu’on a quitté au stylo bille? Comment on redevient une connaissance? Comment on se parle, quand on s’est tout dit? Comment on se regarde, quand on a tout montré, tout vu, tout livré?

L'air glacial lui brûle les poumons, mais c'est son odeur à elle qui se répand en poison dans ses bronches. Les souvenirs remontent, lents, brutaux, s'agitent sous ses côtes. Faye bat des paupières. Pippa est là, les yeux féroces et l'échine qui se courbe. Love, always, Pippa. La mémoire d'elles est tâchée de ces mots d'encre noire, griffés sur un papier trop fin, et c'est ça qu'elle voit, Faye, dans ce regard que Pippa glisse au sol. L'abandon. Elle plisse le front, serre la mâchoire. Pippa est là pour sa sœur – et les mots s'échappent de ses lèvres dans un débordement rare. 'Alright, then.' C'est coincé dans sa gorge, et Faye fait claquer sa langue contre son palais. Ses genoux sont faibles, emportés par ce que reste dans le creux de son ventre, tout ce qu'elle n'a pas pu dire, tout ce qui a moisi là, dans les plis d'un cœur laissé pour compte. Elle crève sa paume de ses ongles, parce qu'il y a cette mèche qui s'échoue sur le front de Pippa, et que la mémoire de ses muscles lui crie de la balayer d'un geste naturel. Elle fait un pas en arrière, un autre. Pour marquer une distance nécessaire – hors de son aura, hors de ce nuage de parfum qui brûle tout. Loin de ces mécanismes nés dans un amour lointain. 'Don't.' Le souffle est rauque, l'air sévère. Elle n'a plus le droit. Les mots font mal, s'immisce entre ses côtes, sournois, atteignent le myocarde déjà en vrac. Mais elle est belle, elle aussi. Les traits francs et le regard vif dont l'éclat impitoyable est intacte. La courbe douce de ses lèvres, dont les lignes sont toujours imprimées quelque part. Elle est belle, et c'est douloureux, parce qu'elle n'est plus sienne – parce qu'elle a choisi quelqu'un d'autre. Alors Faye relève le menton, parce que la fierté vacille mais qu'elle prétend, toujours. 'Are you here alone ?' Or is she with you ? Elle voudrait la vérité, bien sûr. Mais la réponse l'effraie – parce que l'image est trop violente, sous ses paupières. Sa main dans celle d'une autre, des sourires qui ne lui sont pas adressés. Pippa, sans elle. Warren, sans elle. Faye n'a plus que la mer pour ancre, racine instable sur laquelle elle s'écorche les mains et le cœur depuis qu'il n'y a plus qu'elle. Les épaules sont liées par une tension permanente, exacerbée par une confrontation redoutée autant qu'espérée. Elle a oublié, Faye, à force de silences, tout ce qu'elle voulait, devait, lui dire. Alors elle abdique, dans un soupir discret. 'You look good too, I guess.' Les politesses sont de rigueur, pour réprimer les mots trop forts, trop brutaux, parce qu'il est trop tôt, trop tôt, que le cœur est encore en chute libre entre ses côtes et qu'avec lui, il emporte toute la rage et les douleurs qui brûlent sous sa peau. 'I hope you're doing well.' I hope you're better without me. I hope leaving me was the right thing for you. Pour qu'au moins, dans le chaos des sentiments, l'une d'elle ait trouvé un équilibre relatif. Un bonheur qu'elle leur a interdit.

Don’t. Le mot s’abat sur elle comme une pluie glaciale, et son coeur plonge six pieds sous terre. Pas de faux-semblants. Ok. Elle profite du moment où Faye jète un oeil au fond de la rue pour la détailler avec urgence, rien qu’une seconde, rien qu’un instant. Essayer de mettre à jour tous les souvenirs, les images de son visage, sa silhouette, la dureté dans ses yeux verts, le couleur de sa peau. Au moment où son regard est allé se perdre dans son cou et qu’elle se demande si elle a toujours la même odeur, là, juste sous l’oreille, Faye braque à nouveau ses yeux sur elle, l’obligeant à battre en retraite d’une manière si peu caractéristique.

Elle l’interroge sans passer par quatre chemin, cherchant à dissiper le doute le plus rapidement possible. « Yes, i came alone. » Elle ne sait pas pourquoi elle n’a pas simplement dit I’m alone — ce qui aurait été la vérité pleine et entière. Enfin si, elle sait. Elle n’a pas envie de mentir à Faye pourtant, même par omission, mais n’ajoute rien de plus. Elle lui renvoie ses courtoisies avec impatience — elle aussi, ça lui coûte d’échanger des banalités, ça se voit. Tout ça est absurde, cruel, grotesque. Pourquoi doit-on réapprendre à être des étrangères, comme ça? Elles avaient partagé trois ans de leur vie, leurs doutes, leurs peines, leurs draps, leurs moments d’euphorie, leurs élans de colères, leurs fous-rires, leurs rhumes et même leurs sous-vêtements, à quelques rares occasions ; pourquoi fallait-il qu’elle s’adresse à Faye comme on prend des nouvelles de son coiffeur?! La tourmente commence à lui tordre les boyaux, alors qu’elle se tient là comme une conne avec ses scones encore chauds. Elle fini par soutenir son regard, faute d’avoir les bons mots, ceux qui rendraient cette conversation un peu plus soutenable.

« I hope you’re doing well. » C’est le coup de grâce. Elle sait pertinemment qu’après tout ça, la question est sincère, et ça lui fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Ça la prend complètement par surprise ; elle sent l’émotion qui grimpe dans sa gorge et si elle ne fait rien, ça va bientôt déborder. Elle qui d’ordinaire se cache de tous lorsqu’elle ouvre les vannes, tel un fauve blessé, sent les larmes qui veulent se frayer un chemin, coûte que coûte. Mais elle tient ses positions, au prix d’un regard qui fuit de nouveau loin d’ici, loin de Faye et de toute leur histoire qui prend tellement de place sur le trottoir. Elle s’éclaircit la gorge, et ça lui échappe : « Not really, no. » Elle ponctue ça d’un rire jaune, faute de mieux. Qu’est-ce qui lui prend? Balance les amabilités de rigueur, casse toi d’ici, loin, et ne remets plus jamais les pieds sur cette putain d’île, Pippa. « I mean, » elle se reprend, fonce les sourcils, élude. « Family stuff. » Il a bon dos, le divorce de sa Clem. Elle essaie de reprendre contact avec la réalité, resserre son poings autour du sachet de viennoiseries, et met les pieds dans le plat. « What about you? » Les pieds, la tête, les bras, tout. « I never heard back from you. » Elle aimerait ajouter « after my letter », mais c’est beaucoup trop Jane Austen pour elle (quelle ironie).

Le temps s'est figé en même temps que leurs profils, alignés sur les pavés dans ce qu'il reste d'une relation bâclée. Les mots reviennent en vagues brutales, l'encre affadie par le temps et les regrets, le papier froissé au fond d'un tiroir. Mais elle est là, Pippa, et son parfum se distille dans le sel de l'air et l'odeur des scones. Fuck. Les banalités n'ont pas de sens ; mais elles suffisent à ébranler ce mur qui vacille sous les iris dont elle connaît les reflets par cœur. Pippa abdique la première. La vérité s'échoue à leurs pieds, Faye inspire lentement. I'm not well either. Mais la fierté retient les mots sur le palais, fait relever le menton et serrer les dents. Faye hoche la tête parce qu'elle ne peut rien faire d'autre – parce qu'elle refuse de poser les questions et ramasser les morceaux. 'There wasn't much to say.' Après la rupture, après l'au revoir, après la lettre. Elle n'a pas répondu parce qu'elle n'avait rien à dire. Parce qu'il y avait trop à dire, trop trop trop. Faye recule. Elle redresse les épaules contre la façade, marque l'espace dont elle a besoin, assez loin pour que les effluves ne l'atteignent pas, pour que les détails de ses traits se floutent. Pippa n'est qu'un mirage. Un passé gaspillé dans l'encre noire. Un abandon et une plaie ouverte. Après le son de la porte qui se ferme, c'est le silence. Lourd des sentiments confus et des souvenirs qui font mal. Elle devrait partir, Faye. Faire volte-face et quitter l'aura impossible d'une femme qu'elle a tant aimée. Mais elle ne peut pas, elle n'a jamais pu. Les questions se bousculent sur ses lèvres. L'envie de savoir gronde sous ses côtes. Ce qu'elle a fait ensuite – qui elle a été, ensuite. Sans elle, loin d'elle. Faye croise les bras sur sa poitrine. Elle marque le creux de son coude du bout de ses ongles ; ancre relative à cette réalité qui bouscule. Rien n'a de sens. Pippa ne devrait pas être là, elle devait ne jamais revenir. Les trois pas qui les séparent ne sont pas assez, alors Faye en marque deux de plus, se retourne. Leave, leave, leave. Mais elle ne peut pas. Alors elle fait demi-tour, impose ses iris sur cette silhouette qu'elle a rarement vue si vulnérable. 'Shit. I don't want you here, Pippa, okay ?' Les dents grincent, le nom siffle. 'You weren't supposed to come back. You were supposed to be… somewhere else with someone else and that was it, and I…' Faye tremble dans le vent. Elle fatigue, s'épuise sur ces retours qui n'en finissent pas, sur ces fissures qu'on ne la laisse pas panser. 'You are the last person I want, or need, to see right now.' Le rire est soufflé et les mains s'agitent. Le bitume s'ouvre sous ses pieds. Faye vacille le long de la falaise. La chute est proche, si proche. Jonas, Warren, Mara, Pippa. 'Just… Please, go.' Le bras balaie l'air d'un geste vague. Le sanglot grogne dans sa gorge mais Faye retient tout, tout, tout. Elle amasse les coups et les blessures, le tas est bancale et trop lourd mais elle encaisse. Jusqu'à ce qu'elle casse.