the yawning grave; jonas

Ça brûle entre ses côtes, ça cogne dans ses tempes. Et ça fait mal, putain ça fait mal. La route défile au-delà du pare-brise. La route est familière ; sur la gauche, l'étendue de la mer, à droite, les vastes verdures. Entre les deux, Faye, et son cœur qui tambourine, et ses souvenirs qui l'attrapent à la gorge, et les plaies qui saignent à nouveau. Ils étaient là, toujours. Et puis, plus rien. Elle les a cherchés, Faye. Elle s'est épuisé le corps d'insomnies à essayer de les retrouver. Jonas, Oliver. Pour elle, pour Hana, surtout. Les yeux creusés de trop regarder, les mains écorchées de trop s'agripper. Elle a essayé. Elle a essayé. Ils sont morts. Avalés par la mer, comme d'autre avant, comme d'autres après. Faye n'y a pas cru, d'abord. L'acharnement violent, la rage infinie. Elle a refusé, longtemps. Puis l'évidence est tombée, elle ne les retrouverait pas. Les cauchemars ont repris ; ceux de leurs corps échoués dans le noir des profondeurs, ceux des rires du gamin qui s'effritent dans la brume. Plus rien. Plus rien. Alors, elle n'y a pas cru, non plus, lorsque de ses lèvres tremblantes, Hana lui a appris. Trop brutal, trop vif, la nouvelle a ébranlé les fondations faibles qu'elle avait vaguement conçues après leur disparition, après celle de son père, aussi. Lorsqu'elle coupe le moteur, devant la maison de campagne des parents de Jonas, Faye hésite longtemps. Ses mains tremblent autour du volant, ses inspirations sifflent dans sa poitrine. Elle pense à faire demi-tour. Nier l'évidence. Oublier. Pourtant, elle quitte la voiture, franchit les quelques mètres jusqu'à la porte d'entrée. Elle écrase son poing contre la porte, une éternité s'allonge entre sa silhouette et le panneau de bois. Elle agite les épaules dans un élan vain, essaie de dénouer les muscles, glisse une paume moite sur son visage. L'air meurt entre ses lèvres, semble ne jamais atteindre ses poumons. Elle frappe à nouveau, c'est franc et brusque et désespéré. Et on ouvre, il ouvre. Faye a un mouvement de recul. Le monde vacille, parce qu'il est là, Jonas, ses cheveux blonds en bataille et ses traits tirés et il a l'air d'un autre mais, putain, c'est bien lui. L'anglaise bloque un hoquet de sa paume, bat des paupières, et ça gronde, ça gronde, elle tremble et ça se débat dans son ventre. 'So it's true. It's real.' Les mots trébuchent sur sa langue. Ça tremble, de tout. Le soulagement, la haine, la peur, le chagrin – elle écrase sa main sur la joue du spectre, c'est sec, violent, elle frappe parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Parce que, si elle ne le sent pas sous sa paume, il n'est pas réel. Parce que, de tout l'amour qu'elle lui a porté, autrefois, ne semble rester qu'une colère acérée. 'How ?' How is this real, how are you here, how are you alive. 'They said you were dead. You were dead. How?' Ses yeux noirs percent chaque centimètre de son visage. Elle voudrait y déceler les réponses, les aveux. Elle voudrait y trouver une explication, celle qu'il lui doit, qu'il lui doit depuis trop longtemps. Mais ses yeux bleus ne renvoient rien, rien de familier, rien de celui qu'elle a connu. La mer lui a pris un ami, a recraché quelqu'un d'autre. Et c'est cruel.

faye & jonas | THE YAWNING GRAVE
sometimes we laugh and sometimes we cry,
but i guess you know now. i took a half and
she took the whole thing, we took a trip, now
we on your block and it's like a ghost town.
ft @faye winters

Le vent s'engouffre dans ses cheveux. Sa paume tressaille au contact de sa peau. Parce qu'il est réel. Il est là, vivant et elle réalise, Faye, qu'elle n'a pas réellement fait son deuil. Elle voudrait pleurer, mais elle reste là, à détailler les traits de l'homme qu'elle a appelé un jour son ami. Ses yeux le percent, s'attendent à voir au travers de sa silhouette courbée – le voir devenir spectre à nouveau. La voix de Jonas s'élève, sa colère siffle entre ses dents, et ça éclate dans la poitrine de Faye. Il n'y a rien qu'elle puisse dire. Rien, parce que rien n'a de sens. Lorsqu'il fait volte-face et disparaît dans la maison, Faye marque une hésitation. Il ne l'a pas invitée à entrer – elle devrait faire demi-tour, rentrer, pourtant elle suit. La cuisine est mal éclairée. Jonas semble d'autant plus fatigué dans les poussières. Elle regrette. Elle regrette son geste et son ton et elle attrape le verre et le boit d'un seul mouvement et lorsqu'elle le claque contre la table, elle étouffe un sanglot grave. 'How ?' Il y a mille questions, aucune réponse. Et si Faye a fini par se faire à ses silences d'autrefois, ceux-là lui sont insupportables. Et puis, elle se rappelle. Hana, et ses mains qui tremblent, et ses yeux qui crient, et ses larmes qui coulent. Elle se rappelle la mer, les heures qu'elle a passées à voguer, encore, toujours, ici et là, à s'écorcher les yeux sur l'horizon pour le retrouver. Les retrouver. Elle se redresse, les dents serrées si violemment que sa mâchoire craque. 'Oliver.' Le prénom s'arrache à sa gorge et ses yeux s'assombrissent. 'Is he…' Les mots se suspendent. Elle n'est pas certaine de ce qu'elle veut savoir, ni même si elle veut le savoir. Ça brûle entre ses côtes, c'est violent et ça tire et ça cogne. Il l'a emmené avec lui, ce matin de tempête. Il l'avait là, tout près. 'What happened ?' Elle crispe les doigts sur le bord de la table. 'Tell me.' Elle a besoin de savoir, tout, tout, tout. Parce que ça tourne dans sa tête, depuis le premier jour – et sans arrêt depuis. Parce qu'elle a le coeur à l'envers, de les avoir perdus, elle aussi. A retenir son chagrin pour mieux soutenir Hana. L'oubliée du deuil, celle qui doit garder les épaules droites et pleurer en secret. Et elle a pleuré, Faye. Elle a pleuré jour et nuit, à se crever le ventre de trop de sanglots. A entendre le rire du gamin dans ceux qui éclataient sur la plage. A les chercher, lui, et Jonas, parmi les rochers et les étendues d'eau. Elle les a perdus, elle aussi. Et, à le regarder là, l'échine courbée au milieu de la cuisine, elle n'est pas certaine qu'elle les retrouvera un jour.