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De par ses activités professionnelles, il avait l’habitude des réveils brutaux et irréversibles. Cinq jours sur sept, il tirait sa vieille carcasse de son lit chaud et moelleux pour une énième ronde de cours de littérature à donner — à des étudiants encore plus fatigués que lui — et autres obligations de cet acabit. Ce devait donc être par pur automatisme qu’il se réveilla ce matin-là, non dans la chambre sobrement décorée de son appartement, mais dans celle de l’auberge où il résidait jusqu’à nouvel ordre.
Une auberge somme toute sympathique, si nos attentes envers notre niveau de vie ne s’élevaient pas très haut. Il n’avait en effet droit qu’à l’essentiel de l’essentiel : un lit simple et grinçant, une commode en bois qui avait connu des jours meilleurs et une salle de bains à laquelle l’eau chaude parvenait une fois sur deux. Il ne savait pas s’il jouait de malchance ou si l’aubergiste avait une dent contre lui pour lui avoir attribué ce qui ressemblait à la pire chambre de la région. Mais pouvait-il se montrer difficile sur cette île aux très (trop) modestes services, complètement dérisoires si on les comparait à ceux de sa ville d’adoption, Londres? Non, il ne le supposait pas. Il devait serrer les dents et prendre son mal en patience. Si ses retrouvailles avec Drake, Liv et Lenore ne se soldaient pas par un cuisant échec, il aurait une raison de s’attarder dans le coin, auquel cas il louerait un appartement séance tenante plutôt que de prolonger son séjour dans cette vulgaire auberge, toute sympathique fût-elle.
Un bâillement défigura ses traits encore léthargiques. Non sans efforts, il s’extirpa du lit avant d’être tenté de se rendormir, puis enfila une chemise et un pantalon propres. Il avait fière allure, Enoch, même à sept heures du matin. Evelyn serait fière de lui si elle le voyait. Si elle pouvait le voir. Aussitôt, il s’efforça de penser à un autre malheur, un malheur autrement plus pressant : aujourd’hui marquait le vingtième anniversaire de la mort de son paternel, perdu dans des circonstances troubles, peut-être même plus que les eaux cette fameuse nuit-là. La mer leur avait pris leur père, puis leur mère. Et encore à ce jour, les orphelins Madsen essayaient de se reconstruire, chacun à leur manière. À cette occasion, ils se recueilleraient à la plage de galets, à l’abri des regards indiscrets. C’était là que l'aîné se proposait de les aborder. Sagesse ou folie? Seul l’avenir le dirait.
Il descendit l’escalier pour rejoindre la salle à manger au décor rustique, où les employés avaient préparé du café, des viennoiseries et des céréales. Un petit-déjeuner frugal, offert pour tous les clients de l’auberge. Il regarda à droite, puis à gauche. Personne. L’endroit était désert. Content de n’avoir à bavarder avec personne, le quadragénaire s’approcha de la longue table où on avait placé les victuailles. Par bonheur, quelqu’un avait préparé du café avant qu’il n’arrive et il ne se priva pas pour s’en servir une tasse. Resté debout devant la table, il en avala une première gorgée… et faillit recracher le tout la seconde d’après! L’air indigné, il contempla pendant quelques secondes cette horreur qui n’avait du café que le nom. « Infect, tout simplement infect… » marmonna-t-il pour lui-même. Derrière lui, une personne entra dans la salle. Il s’agissait de la fille qui l’avait accueillie à son arrivée à l’auberge et qui par la même occasion lui avait attribué cette misérable chambre. « Excusez-moi, pourriez-vous refaire du café, je vous prie? Celui-ci est tout simplement infâme, et je pèse mes mots, » l’apostropha-t-il sans ambages. L’euphémisme du siècle.
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