slowly learning that life is ok

Quelques semaines se sont écoulées depuis ton retour à Guernsey. On ne peut pas dire que tu te sois bien fondu dans la masse depuis. Le bord de mer, les rues calmes et désertes, le ciel gris, le vent salin, des étoiles visibles la nuit. Un paysage qui ne t'a pas vu pendant plus de dix ans et dans lequel tu te meus avec difficulté. On te remarque toujours autant qu'avant, mais peut-être pas pour les mêmes raisons qu'autrefois. Dans les yeux de ton entourage ne se reflète pas de l'admiration, mais du questionnement. Qui es-tu ? Que fais-tu là, avec ton beau costume au prix bien trop élevé pour un environnement si humble et paisible. Qu'as-tu à prouver ? Toujours aussi chic Lion, on se demande si tu as été envoyé par un plateau de tournage célèbre pour effectuer tes prises près du littoral. Eh bien, c'est presque ça, sauf que ton plateau de tournage célèbre se trouve à Guernsey.

C'est un petit film local monté par un indépendant en pleine expérimentation qui t'a conduit au pied d'un club de danse. Le genre de film d'auteur qui ne traverse pas les frontières et dont le grand public ne sera jamais mis au courant, mais tu n'as pas pu refuser le rôle secondaire d'un homme dansant dans la foule. Ce n'est pas toi à l'affiche mais ton nom apparaît dans les crédits. Tu ne sais pas si tu te sens heureux d'avoir trouvé une occasion de remonter la pente, ou bien souillé de ne pouvoir profiter que des miettes. Pour ce rôle il est demandé une bonne pratique de la danse classique, et si du temps de New York on t'a fait passer multiples séances avec un coach pour acquérir les compétences nécessaires, tu n'as cette fois-ci pas l'opportunité de refuser cette condition du producteur, tout simplement parce que tu n'as plus la réputation qui te donnait un passe-droit pour ce genre de chose.

Alors de bon matin, tu t'es rendu à la petite école de danse de l'île. Un lieu tranquille niché dans une grande bâtisse à l'ancienne, couverte de fenêtres qui laissent apercevoir des corps en mouvement de l'autre côté du verre. Tu t'approches, vêtu plus simplement qu'à l'accoutumée, des affaires de sport rangées dans ton sac à dos. Tu n'es pas seul, la troupe du film est présente aussi. Chacun a des pas qu'il doit apprendre, et en tant que personnage secondaire ta présence se fait plus discrète. Vous gravissez ensemble les escaliers, débouchant sur les salles d'entraînement et leurs miroirs étendus qui s'étendent sur la totalité du mur. Miroirs dans lesquels tu te vois. Tu gardes contenance, quoiqu'il arrive tu gardes contenance. On finit par t'appeler pour te montrer le chemin jusqu'à ton partenaire de danse et professeur. Le terme t'agace. Professeur. Peu importe qui cela peut bien être, tu joueras ton rôle jusqu'au bout, comme tu l'as toujours fait. La comédie est la clé, et tu affiches un sourire monté de toute pièce pour accueillir la nouvelle. Ne reste qu'à découvrir l'identité de ce professeur.

Voilà que plusieurs jours se sont écoulés depuis cette fameuse rencontre improbable au magasin. Autant dire qu’en rentrant, tu avais pesté comme pas permis face au dédain de cet inconnu, cette belle gueule qui avait eu le pouvoir de retenir ton attention. Jamais encore tu n’avais été traité de la sorte et cela te rappelle qu’un peu plus encore combien tu préfères te réfugier dans l’anonymat, l’ombre de la masse, là où est ta place. Silencieuse, furtive, invisible. C’est tout ce qui te plait, ou plutôt, c’est tout ce que tu connais. Une fois chez toi, tu avais balancé tes courses dans un coin, retiré tes fringues de sport, pris une douche pour chasser ta sueur et enfin revêtir un jogging ample, le moyen de te réfugier un peu plus encore dans la banalité. Armée de ta bouteille de vin et d’un verre à vin, tu avais vidé la moitié à toi toute seule, laissant libre cours à ta morosité alors que le sentiment d’étrangère tu étais revenu en plein. Ta famille te manque, ton chez toi te manque, ton meilleur ami…te manque. Bref, sale soirée que tu as payé le lendemain au réveil.

Le temps a passé et tu as réussi à persuader ta matière grise d’oublier ce visage suffisant pour reprendre le cours de ta vie. Toujours aussi effacée, tu passes donc tes journées derrière le comptoir du Coffee Shop, servant des gobelets en cartons recyclés de café à emporter.  Ce n’est qu’à mi-temps que tu peux revivre, animée par la danse qui te fait vibrer de la tête aux pieds. Aujourd’hui, tu es tôt au studio de danse. Ton cours pour les petits, tu ne le feras pas, tu seras remplacée. A la place, on t’a demandé d’aider pour un projet. L’école entière est prise d’assaut par l’équipe de tournage, suscitant la curiosité de la part de tous, toi la première. La directrice est venue te trouver la veille avant que tu ne rentres. Avec d’autres professeurs, vous allez aider des acteurs à comprendre le monde du ballet. N’étant pas la spécialiste mais ayant tout de même d’excellentes base par le biais de la danse contemporaine, tu es chargée des acteurs de seconde zone ou plutôt d’un.

Tu passes la porte de la salle d’entrainement. C’est ton domaine ici et rien ni personne ne pourra t’impressionner, même pas ces inconnus qui se retournent sur toi et tes collègues alors que vous vous présentez à la troupe du film. Déjà changée, tu portes un leggings de danse noir qui moule tes jambes fuselées. Les lanières croisées de ta brassière se révèlent sous le  t-shirt à longues manches, ajouré dans le dos et de couleur gris-taupe. Tes cheveux sont relevés en une queue de cheval et sa longueur ondule au gré de tes pas. Tu foules le parquets pieds nus, pas de vernis pour faire jolis. Le sourire aux lèvres, tu respires la confiance en toi, le buste gonflé de joie à l’idée de pouvoir enseigner ta passion à d’autres personnes du milieu du spectacle. Peut-être pourras-tu te faire remarquer ? Ton cœur cogne plus fort à cette perspective et tes yeux ambrés se posent sur les visages des personnes présentes. Tes muscles se raidissent à la vue de l’AnonymePrétentieux. Lui?! Ici ? Tu clignes des yeux une pair de fois lors qu’on t’annonce qu’il est ton élève du jour. L’univers t’en veut, c’est certain. Ou alors… non…voyons les choses positivement…tu vas pouvoir lui rendre la monnaie de sa pièce en le faisant suer de tout son corps… PAR-FAIT. Un sourire vient étirer tes lèvres alors qu’un petit démon vient se poser sur ton épaule. Payback Time, il est obligé de se présenter…

- Bonjour ! Arya Goldfrye…, 'Arya' suffira je te rassure. Alors.. prêt pour une séance intensive ? Promis, je te laisserai quitter l'école en un seul morceau... ou presque.

Le regard de ta directrice et tes collègues se posent sur toi alors que tu fais signe à l’homme de te suivre vers une autre salle, un rien plus petite, laissant la grande aux stars du tournage. Une fois entrée, tu lui montres du pouce une porte au fond de celle-ci.

- Le vestiaire, c’est par là.

Sans un regard, tu te diriges vers le miroir et ses installations pour préparer l’enceinte hyper connectée pour la séance d’échauffement. Une musique d’ambiance si on veut. Qu'importe, du moment que tu peux occuper ton esprit dans lequel règne actuellement un remake mal foutu de l'Apocalypse.

Une vaste blague. Tes yeux se perdent sur les miroirs, accrochés par ton reflet. D'abord aux chaussures. Puis qui remontent le long des tibias. Des cuisses. De ton bas-ventre. Le torse. Ton visage qui te renvoie un air de défi, comme si tu étais ton propre ennemi. Puis ta rixe solitaire se fait interrompre par une voix qui se présente, dit s'appeler... Inutile, tu sais déjà comment elle s'appelle. Elle te l'a dit, ce jour-là.

-- Lion. Lion Fitzgerald.

Et le mutisme fait se refermer tes lèvres. Ton visage ne change pas, tu sais comment cacher la tempête qui remue tes méninges en ce moment. Qui te fait appuyer plus fort sur la lanière de ton sac. Exercice de respiration. Une, deux, une, deux. Un lac à l'onde tranquille, paisible. Tu répètes, tu répètes. Hors de question d'afficher ton désarroi face à la situation : ton professeur de danse est cette idiote du supermarché. Tu évites un regard pour aller plutôt incendier les vestiaires qu'elle t'indique. Tes affaires posées à côté d'un collègue, tu écoutes ce qui se dit sur les bancs alentours pendant que tu te délestes de tes affaires de civil pour enfiler sneakers, jogging, t-shirt et veste de sport. Classique, sans fioritures, fait pour des gestes libérés. En revenant auprès de ta tutrice, la dureté de ton regard ne s'adoucit pas. Jamais. Si elle doit être la meneuse, alors qu'elle fasse les choses correctement sans perdre de temps. C'est déjà assez rabaissant comme ça.

-- Je suppose que le producteur t'a mise au courant sur les pas que je dois apprendre.

Et tu as toujours été mauvais élève. Pas parce que tu manques d'attention ou d'assiduité, mais parce que tu détestes obéir. C'est à la fois ce qui a fait ta réputation, et ce qui t'a fait échouer dans les grandes villes. Ton caractère trop impétueux, arrogant et écrasant. Si ta tendance à l'introversion s'est amplifiée de façon considérable depuis ton retour à Guernsey, tu n'en demeures pas moins ce leader qui s'offusque devant toute tentative de te montrer comment faire. Un orgueil qui te fait bomber le torse, même dans la disgrâce.

Voilà que son nom tombe. Ton visage reste de marbre face à cette information bien que dans ta tête, la secrétaire du stock des souvenirs feuillette déjà ses dossiers. Ce nom, tu t’en souviens. D’où ? Tu ne parviens pas à mettre le doigt dessus. Pas de suite en tout cas. Quoi qu’il en soit, tu n’as aucune réaction apparente face à sa présentation. De toute manière, il aurait tout aussi bien pu s’appeler John Travolta que tu n’aurais pas sourcillé. Tout ce qui te viens en tête en voyant l’homme, c’est combien il est suffisant et hautain. Ses yeux, tu ne les as pas oubliés malgré le temps passé. Tu t’en souviens parfaitement de ce regard qui t’avait impressionnée. Aujourd’hui, tu sais y faire face, lui montrer à ton tour que tu pouvais lui tenir tête et c’est bien ton intention. Face à un voleur de bouteille de vin, pas de pitié.

Pendant qu’il se change, tu as préparé la musique et tes pieds nus arpentent le parquet lisse au motif répétitif et ennuyeux. Une rangée de latte parallèles, usées par les entrainements quotidiens. Cet espace est à toi. Familier, c’est ton univers, ton monde… C’est lui l’étranger à cette bulle que tu as créé. Glissant la télécommande dans ta poche, tu pivotes quand la porte des vestiaires trahit le retour de ton élève. Tu remarques ses sneakers et tu souris un rien.

- Les chaussures seront inutiles… tout comme la veste. Tu risques d’avoir chaud enfin…c’est toi qui vois

Tes mains se posent sur tes hanches, redressant un rien la tête alors qu’il te dépasse tout de même d’une demi-tête. Tu te grandis, comme pour arriver à sa hauteur. En vain.

- La valse oui. On va débuter par les pas de base.

Te plaçant à côté de lui, tu fixes le miroir pour te regarder par son médium Ta main glisse sur ta jambe droite pour lui indiquer celle qui sera la première à bouger.

- Dans la valse, il y a le meneur et le suiveur… bonne nouvelle, vous serez meneur. Les pas de base sont le carré, ainsi…

Les codes de la valse sont stricts, ce n’est pas la danse que tu préfères même si elle est élégante. Tu lui montres le pas, très simple, aucune fantaisie si ce n’est la souplesse dans les jambes pour avancer ou reculer le carré. Tu te félicites du reste de paraître si pro malgré votre première rencontre. Tu finis par pivoter et le regarder.

- à toi