chaos and the calm; mara

Elle apparaît au bout du port, ses cheveux dorés emportés par le vent. Mara. Faye n'est pas surprise de sa présence. Ses visites sont fréquentes, ces dernières semaines, quoiqu'un peu irrégulières. Son arrivée est toujours un peu douloureuse. Parce qu'elle sait, Faye, qu'elle n'est là que pour une seule chose : Ren. Son retour sur l'île a fait mal – a rouvert des plaies qu'elle était persuadée d'avoir refermées. Ses sentiments sont confus, depuis qu'elle les a vus, main dans la main, au détour d'une rue pavée. Elle en a aimé d'autres, Faye, depuis qu'il l'a laissée ici. Pourtant, pourtant, elle ne peut empêcher les grondements entre ses côtes lorsqu'elle le croise, Mara comme extension de son bras. C'est l'amertume de leur séparation qui est revenue en premier. Parce que pour elle, il n'a pas été capable de rester. Il a préféré la grande île à leur couple. Mais pour Mara, il revient. Alors, bien sûr, que Faye grogne des réponses évasives lorsque la jolie blonde essaie de lui soutirer des informations sur l'homme qui partage sa vie. Parce que sa trahison fait toujours mal, six ans après. La rupture a été dure, mais c'est l'après qui a été violent. Lorsque les bruits de couloir lui ont tranché le cœur une fois encore. Il l'a trompée, Ren. A trouvé du réconfort dans les bras d'une autre, juste avant de la quitter, elle, de piétiner ce qu'ils avaient pour partir serein. C'est injuste – et Faye le supporte à peine, encore aujourd'hui.
Lorsque Mara s'approche, Faye baisse les yeux sur son filet. Elle s'affaire à le démêler. Elle sent le poisson et l'eau salée, ses cheveux à peine retenus dans un élastique, ses bottes noires usées par le temps et les expéditions. Mara, elle, a les joues rosies par la brise et les yeux brillants. Le contraste est saisissant, et Faye le regrette un peu. Elle sait que ni la vue ni l'odeur ne sont agréables. Mara pourrait la trouver ailleurs, mais c'est ici qu'elle vient. Toujours. 'Good morning.' Ses yeux ne se relèvent pas, la courtoisie est presque machinale. Lorsqu'elle la regarde, elle a l'air qui manque et le cœur qui se serre. What is it about you that he couldn't find in me? Alors elle ne le fait plus vraiment. Si Mara veut rester, qu'elle le fasse. Si les airs grognons de la brune ne s'alignent pas à son humeur, elle peut partir. Faye s'en veut, souvent, de l'accueillir de cette façon. Parce qu'au fond, ça n'est pas à Mara qu'elle en veut – pas réellement. C'est injuste, elle le sait. Mais les réactions sont mécaniques. Parce qu'elle a déjà bien assez mal, de lui, de Rebecca, de tout ce qu'elle a perdu et de tous ceux qui l'ont quittée. 'I'm kinda busy.' C'est plus acéré qu'elle ne l'aurait voulu, alors elle se relève, et lui offre un regard qu'elle espère suffisant à transmettre de vagues excuses. 'But you're free to stay, if you don't mind the smell.' Elle sourit presque, alors qu'elle replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille et se penche pour récupérer un seau plein d'eau verdâtre. Faye fait volte-face, longe les quelques mètres de planches qui rejoignent le bateau, et grimpe sur le pont. Elle n'est pas certaine que Mara ait suivi, elle ne se retourne pas pour le vérifier. Parce qu'elle n'est pas certaine de ce qu'elle voudrait – la voir partir, ou la savoir là, pour quelques minutes encore.

Elle ne sait pas trop comment ses pas l’ont menées jusqu’aux docks. À croire qu’elle y revient souvent ces temps-ci. L’appel du large, c’est une drogue que la communauté de l’île semble lui transmettre. Mara aussi, elle rêve d’évasion. De ces étendues immenses, d’un monde à perte de vue. Pourtant, elle n’a pas à se plaindre de sa prison. La vie est douce, à Guernesey. Plus douce encore qu’elle ne l’aurait imaginée. Le bruit de la ville n’est plus qu’un lointain souvenir et c’est au chant des mouettes aujourd’hui qu’elle se plaint. Ou presque. Ici, c’est son esprit qui gronde d’une curiosité nouvelle. Chacun se connaît, chacun a son histoire, ses failles, ses secrets. Celui qu’elle devrait connaître le mieux est le plus discret de tous. Ren, la muraille, celle qui ne flanchie pas. Les rares bribes qu’elle tire de ses lippes ne sont que miettes qu’il lui jette pour mieux l’occuper. Pourtant, elle observe tout, Mara. Ses regards qui changent selon les gens qui les abordent, la posture de ses épaules quand il parle, la pression de sa main, changeante, quand il tient la sienne dans la rue ; pour faire illusion. Elle se raccroche à ça pour l’apprivoiser. Parce qu’en six mois, son captif n’est encore qu’un étranger. C’est probablement pour ça qu’elle est là aujourd’hui. Que ses yeux se posent sur une silhouette élancée, élégante malgré l’attirail. Faye Winters. The one he loved. Aucun d’eux ne s’est jamais vraiment épanché sur le sujet mais elle a pu le lire en eux, sur eux. Il y a des regards qui ne trompent pas. Il y a de la rancœur mêlée à une passion certaine qui se dégage de chacun de leurs muscles quand ils se croisent. Et si Ren refuse de parler d’elle, ça attise encore plus sa curiosité. Elle n’y peut rien, Mara. Elle a besoin de savoir. Elle a besoin de comprendre. Alors elle s’approche lentement, resserrant les pans de son manteau beige sur ses épaules, un sourire simple au bord des lèvres. La salutation est mécanique, presque un peu forcée et la blonde se demande toujours si c’est simplement elle ou le fait qu’elle dérange. Un mix des deux, certainement, et elle veut bien le comprendre. Seulement elle n’arrive pas à rester éloignée. Quelque chose chez  Faye l’attire, inlassablement. ‘Sorry, I didn’t want to bother you.’ Sa voix reste d’une douceur sans pareil et elle fait un pas en arrière, prête à faire volte face, quand la jeune femme se relève. Enfin, leurs yeux se croisent. Elle lui sourit, écartant du bras cette histoire d’odeur. Bien sûr qu’elle aurait préféré la chaleur sucrée d’un café mais quelque chose lui dit qu’elles n’auront pas l’occasion de s’y poser de si tôt. ‘Can I help, maybe ?’ elle sort les mains de ses poches et pose un regard nouveau sur les filets alors qu’elle contiue dans son sillage. Non, elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle pourrait bien faire avec ça, mais l’intention est là. ‘I have a question to ask and hmm… I know it’s probably inappropriate but I don’t really know who else to ask.’ Et elle se souvient de cette formule, un peu maladroite, que Faye lui a sorti lors de leur première rencontre. If you ever need anything… une politesse arrachée entre deux regards confus sur celui qui était et qui n’est plus. Sauf que Mara, elle se souvient de ces choses là. Mara, elle accepte les propositions sans hésiter. ‘I want to make a nice dish for… tonight. And I thougt maybe you knew what Ren liked, when he was a child ? Something that would remind him of home. I don’t know.’ Elle est bancale, autant sur cette planche au dessus de l’eau sur laquelle elle s’est juchée que dans sa question. Mais elle essaye. Elle essaye.

Le rythme est presque mécanique. Dans le vent épais qui fouette ses joues humides, Faye sait ses gestes machinaux. Tout est devenu mécanique. Les réveils, les mouvements, les disputes ; les insomnies, même, dont Faye connaît la régularité si bien qu'elle s'y laisse un pull près de l'entrée pour ses promenades nocturnes. Elle est heureuse ici – parce qu'elle ne connaît rien d'autre, sans doute. Parce qu'elle a tout, au cœur des vallées de l'île. Les souvenirs, surtout. Et tout s'allonge. Le temps, les mémoires, les attentes – il n'y a plus grand-chose qui la surprend, rien qui ne la fait tressaillir. Mais Mara. Sa démarche est gracieuse. Parfois, elle la regarde marcher le long du port – elle comprend, pourquoi Ren a sacrifié sa liberté si précieuse pour lui offrir la chaleur de l'île. Elle lui va bien au teint, lorsqu'elle relève le nez sur les mouettes qui valsent au-dessus des bateaux. Sa démarche légère, ses mains dans les poches de son manteau. Parfois, Faye se sent redresser les épaules, dans un effort vain de reproduire une posture qui ne lui sied pas. Elle n'est pas élégante, Faye. Elle a les mains calleuses et les traits fatigués. Lorsqu'elle marche, elle a l'élan des gens qui se laissent prendre par la frénésie de la vie. Il arrive qu'elle s'en rende compte, qu'elle ralentisse le pas. Mais le jour, elle a les muscles crispés et les lèvres pincés. C'est presque constant – ça se cale sur tout ce qui tourne dans sa tête, sans arrêt. La nuit, cependant, elle prend le temps de respirer – de ralentir. Elle enterre les ennuis dans le sable froid, profite de l'eau glacée sur ses mollets et de la brise dans ses cheveux. La nuit, elle est elle, sans ses agitations mentales et son cœur bancale. Elle balaie l'air humide d'un geste vague. Elle ne la dérange pas vraiment, seulement, elle distrait un peu. Faye la regarde sortir les mains de ses poches, esquisse un sourire lorsqu'elle voit ses yeux verts se poser sur les filets. Son regard parcourt rapidement ce qui les entoure. Tout est trop lourd et trop sale et grossier – alors elle secoue lentement la tête. 'No, thanks.' C'est sec, bien trop sec. L'amertume glisse sur sa langue, indépendante, à chaque mot qu'elle lui accorde. Elle regrette, bien sûr. Parce qu'elle n'est pas mauvaise, Faye. Elle a seulement été blessée une fois de trop – elle est un peu désagréable, parfois. Elle essaie, pourtant. Ses dents trouvent sa langue alors qu'elle tourne le dos à Mara. Les souvenirs remuent en même temps que les planches – elle a un peu la nausée. Souvent, elle se demande si Mara le fait exprès. Si elle s'amuse à lui retourner le cœur. Puis elle la voit, et elle repère la lueur pure dans ses iris, et elle se dit que, si quelqu'un pouvait tirer profit de la situation, ça ne serait jamais elle. Mais ses mots sont durs, ils transpercent plus que de raison. If you need anything, let me know, Faye lui a dit au détour d'une première rencontre. Parce que la courtoisie était de rigueur. Parce qu'elle connaît l'île mieux que personne. Parce qu'elle a su, peut-être, que Mara était de ceux qui s'émerveillent de tout. Mais ses questions ont glissé, lentement. Et désormais, il ne s'agit plus que de Ren. 'I don't know everything about the man.' I didn't know he could cheat on me and get away with it. I didn't know he couldn't stay for me, but would come back for you. Le bateau vacille sous ses jambes, alors qu'elle pince les lèvres et les paupières. elle reste silencieuse un moment, hésite à rester muette et attendre que Mara abandonne. Mais elle soupire, elle se redresse et s'appuie contre la cabine. Son regard se place sur les voiles d'un autre navire, un peu plus loin, alors qu'elle bat des paupières. 'Are you a good cook ?' Ses yeux dérivent jusqu'à trouver les siens. 'My anwser depends on whether or not you can cook. Ren tends to be picky when it comes to food.' Elle sent la lourdeur dans son ventre, alors elle poursuit ses agitations mécaniques. 'He likes french food. Or at least he did, back then. He might've changed his mind, who knows.' Elle vide le seau par-dessus bord sans cérémonie. Le plastique usé lui ouvre la pouce et lui tire un râle de douleur. 'Shit.' Par réflexe, elle y pose sa langue, et relève ses yeux noirs sur Mara. 'Ratatouille. Not too hard to cook, he loves it and you can still find quality veggies at the farmer's market at this time of the year.' Elle appuie sur sa blessure de son autre main. 'Well, I don't know what time it is, actually. The market might be closed. Or you could...' Elle suspens sa phrase au-dessus des planches. Elle pense à son potager, celui de son père, plutôt, dont elle n'arrive pas à retenir les pousses. Il est en friche, mais les légumes y poussent toujours – elle en cueille parfois, bien qu'elle ne cuisine pas vraiment. L'idée la traverse, brûlante, malsaine, alors elle la balaie d'un battement des cils. 'You still have the grocery store, if you don't make it on time.' Elle hausse les épaules, feint une nonchalance pourtant d'habitude naturelle. Et ça pulse dans son pouce et dans ses temps et dans sa poitrine. Et partout, partout.

Elle ne connait pas les détails, Mara, de cette histoire ancienne. Elle ne sait que l'amour adolescent et la séparation et la distance. Dans sa naïveté, elle a du mal à croire que ces deux personnes puissent s'être fait du mal. Personne ne s'épanche véritablement sur les maux et elle n'ose pas poser la question bien qu'elle lui brûle les lèvres, souvent. Alors elle en pose d'autres, des plus simples, au gré de ses envies. Elle a trouvé une photo d'eux derrière un meuble dans la vieille chambre de Ren ; ils étaient beaux. Son cœur d'amoureuse voudrait comprendre mais elle sent les cicatrices trop vives. Plus tard, peut-être. Plus tard. Ses mèches blondes s'emmêlent de la brise marine qui les entoure, quelque chose dans ce paysage lui fait du bien. C'est la simplicité d'une vie rangée qui lui convient. Connaitre les gens. Une douce routine. Personne pour tirer si simplement sur un inconnu pour quelques liasses. Il y a de l'admiration dans sa façon de regarder Faye, comme un enfant qui regarde une grande personne importante. Elle voit beaucoup de chose dans la silhouette penchée au-dessus des sauts qui lui fait face. Une détermination sans faille. Une droiture certaine. Une ténacité sourde. Elle sait même qu'en grattant un peu, elle pourrait trouver de l'humour, de la tendresse, aussi. Mais l'air est frais ce matin et les muscles se crispent, les mots fusent, elle ne lui en veut pas. Mara n'a rien à faire ici, après tout. Mais elle est là. Elle est là. Ses mains retrouvent ses poches, elle se doute bien que sa proposition ne l'intéresse pas. Faye perdrait probablement plus de temps à lui expliquer et à vérifier son travail qu'à l'abattre réellement. Elles ne sont pas faites du même bois, l'anglaise en est consciente. Mais l'intention est là. Elle vacille un instant d'une jambe à l'autre, autant pour se réchauffer que pour savoir comment aborder la question. C'est stupide, vraiment, elle le sent dès que les mots quittent sa bouche, mais l'homme qui lui offre son toit est plus dur encore à apprivoiser que la pêcheuse alors quitte à se prendre un mur, autant qu'elle aille au plus doux. 'You probably know more than me.' ça siffle trop vite entre ses lèvres, elle voudrait les rattraper Mara, empêcher le rose de lui monter aux joues. Le secret est compliqué, parfois. Elle roule des yeux dans un mouvement presque trop dramatique, pour effacer les doutes. Essayer, du moins. 'I'm not good, but I like to try.' ses cookies sont parfois un peu brûlés sur les bords, ses soupes un peu trop salées, ses confitures liquides. Elle aime croire qu'elle peut dévier de la recette et prendre ses aises et parfois, ça fonctionne. La confiance la gagne vite, la déception la rattrape toujours. Jusqu'à la prochaine tentative, qui n'arrive jamais tard. Quand Faye croise enfin son regard, le sourire de Mara s'étire. Elle laisse même échappe un rire doux lorsqu'elle lui parle des exigences de monsieur, de ces rires qui veulent dire when isn't he ? Et puis, elle commence sa note mentale, vive, concentrée. Elle cherche dans les méandres de son esprit si la cuisine française fait partie de son inventaire personnel, avant de capituler. Ces magnifiques livres de recettes qui ont toujours trônés chez elle sont bien loin, aujourd'hui. Elle n'en connait que peu les pages, impressionnées, bien trop souvent, pour tenter l'aventure d'une recette. L'audace remise au lendemain. Et aujourd'hui, la crainte qui gronde dans son ventre. 'So, no grilled cheese then...' l'hésitation dans sa voix est palpable alors qu'elle suit la course du liquide verdâtre vers la mer, tournant vivement le visage vers Faye alors qu'elle peste. Elle met quelques secondes à comprendre, cherche à savoir si la coupure est profonde. Soudain, elle se rappelle, laisse s'échapper un 'oh !' de surprise face à sa propre réalisation, elle fouille dans la poche de son manteau, en ressort victorieuse. Ses pas sont rapides vers la brune, elle note toujours, ratatouille, like the movie, veggies, of course. Lorsqu'elle se saisit de sa main, il n'y a aucune hésitation, c'est doux mais ferme, le contact violent de deux épidermes aux températures éloignées. Le pansement qu'elle tient est appliqué, rapidement, et elle garde un instant sa paume dans la sienne pour admirer son œuvre. Il y a des petites abeilles sur le dessus, obviously. 'I know it's stupid but the kids love them.' qu'elle justifie d'un sourire, lui rendant sa main. Les enfants qu'elle côtoie quelques jours par semaines en ont parfois besoin ; et elle, aussi. 'And me too now, I guess. It's prettier than this ugly brown color that never matches your skin.' elle remonte sa manche, montre son coude et le vestige d'une chute sur les pavés du centre-ville. 'Veggies, so. I think I have enough at home, I just hope it's the right ones.' un pas en arrière, puis deux, pour lui rendre son espace. L'instant flotte dans l'air, suspendu à son sourire franc. 'What did you catch ?' s'intéresser, un peu. Beaucoup. Passer d'un sujet à l'autre, faire le tri, après. Elle n'a pas envie de repartir tout de suite. Elle n'a pas envie de repartir tout court.

Tout le monde a oublié. Les murmures se sont élevés peu après son départ. Sur les pavés, les rumeurs ont couru, des jours durant. Et puis, plus rien. D'autres sont arrivés, d'autres sont partis. Le monde a poursuivi sa course – mais Faye, Faye est restée là, des jours durant, les éclats d'elle entre ses doigts, sans vraiment savoir que faire de ces morceaux d'une histoire à laquelle elle n'a pas eu le temps d'écrire de fin. Et peut-être qu'elle est là, sa fin. Dissimulée dans les yeux brillants d'une inconnue à l'accent de la grande île. Apparue en même temps que les souvenirs. Le froid s'infiltre sur la peau de Mara, Faye le voit à sa façon de s'agiter, et elle a un demi-sourire dissimulé dans des mèches indisciplinées. Elle voudrait lui dire de s'acheter un manteau plus épais, que l'hiver est plus froid et humide qu'à Londres. Ici, le vent balaie les visages et assaille les pommettes, et les refuges se font plus rares, lorsque la nuit tombe. Faye se redresse, jette à Mara un regard en coin, le front plissé, remarque le rose de ses joues, préfère en blâmer le froid plutôt que d'y chercher quoi que ce soit. Elle hausse les épaules. Elle ne sait pas ce qu'elle sait – ce qu'ils sont. Elle ne sait pas ce qu'il lui a dit, sur elle, sur lui, sur eux. S'il a glissé de doux mensonges pour l'attirer à lui. S'il s'est débarrassé de sa culpabilité. Elle ne sait rien de ce qu'ils partagent, et ça gronde dans sa poitrine. 'Trying is a good thing.' Son ton est presque doux, glisse parmi les cris des mouettes et les voix graves des pêcheurs. 'Trying should be enough.' C'est marmonné, un peu. Parce qu'il ne s'agit pas seulement de la cuisine. Il n'a pas essayé, pour elle. Et elle n'a pas essayé, pour lui. Elle aurait dû, peut-être. C'est trop tard, cependant. Alors elle essaie pour Mara. Elle voit ses épaules se raidir un peu, ses yeux se perdre un instant. Elle l'observe, l'imagine dresser cette liste mentale de toutes ces miettes qu'elle lui donne, un peu à contre-coeur. Elle a les traits concentrés, un pli entre les sourcils, une mèche blonde qui trace sa mâchoire. 'Yeah, if you want a romantic dinner or some shit, grilled-cheese is not the best idea.' Elle a un rictus gentiment moqueur, alors que le plastique lui taille la paume. Faye peste – parce qu'elle a demandé mille fois à Emory d'y faire quelque chose, de cette fissure dans le seau, et qu'il n'a pas écouté, comme trop de fois. Elle souffle lentement, fait volte-face pour s'affairer à son travail. Mais les doigts de Mara attrapent les siens – sa peau est douce et chaud, contre la sienne, et ça lui coupe la respiration le temps d'une seconde. Elle a un léger mouvement de recul, les yeux figés sur son visage penché au-dessus de l'entaille. Mais elle ne quitte pas sa main, parce que le contact est agréable. Le pansement colle à sa peau usée, et ses lèvres s'étirent, lentement, en un sourire confus. Les petites abeilles jaunes de l'imprimé se heurtent à la pâleur de sa paume et du jour. La chaleur de Mara, là, au creux de sa main. Elle n'a pas le cœur de lui dire qu'il ne tiendra pas, qu'au premier mouvement, qu'aux premières gouttes, il se détachera et finira à la poubelle. Faye sourit, c'est sincère et tendre et trop peu familier, ces derniers temps. 'It's not stupid. And look it matches my boots a little.' Les lignes jaunes sur les talons de ses bottes sont presque effacées par l'usure, mais elles sont là, et le rappel est doux. Mara dévoile le pansement sur son coude écorché, admet ses maladresses, et ça fait sourire Faye. Elle note de faire attention à ce qu'elle ne glisse pas sur le pont, de préciser les dangers relatifs tout près. 'I forgot you're a teacher.' Le vent frappe ses cheveux, qui glissent jusqu'à Mara, et elle réalise la proximité de leurs deux silhouettes – elle se racle la gorge, marque un pas en arrière en même temps que la blonde, et reprend ses activités dans un sérieux habituel. 'Tomatoes, eggplant, zucchini, bell pepper, onions, garlic, seasonings. That's pretty much it.' Sa voix a repris le calme qu'on lui connaît – un peu distant, un peu dur. Elle remonte le filet et les poissons s'agitent dans les mailles. Le pansement se décolle déjà un peu sur les bords. Elle suspend son mouvement alors qu'elle s'apprête à le retirer. Not yet. 'Basses, mainly. The fishing's not great today but I guess it has to happen sometimes.' Elle hausse les épaules, passe sa manche humide sur son front pour dégager ses cheveux. Elle laisse son silence prendre suite. Parce qu'elle ne sait pas vraiment ce qui l'a pousse à parler, vraiment. 'I'm probably gonna go home sooner than I had planned.' Elle relève les yeux sur l'horizon et le noir qui couvre le ciel. 'It's gonna rain soon.' Elle note calmement. Ses yeux glissent sur les nuages et jusqu'à Mara dont l'or des cheveux se détaille dans le gris de l'île. Et elle l'imagine ailleurs qu'ici. Les jambes repliées sous un plaid devant la cheminée. Fredonnant les mélodies de la radio d'un café en ville. Dans une salle de classe, le sourire tendre. Partout, mais pas ici. Partout, mais pas avec elle. 'Anything else ?' C'est plus dur qu'elle ne le veut, bien plus. Alors elle plisse les paupières, esquisse un demi-sourire qu'elle espère transmettre de vagues excuses. Pour qu'elle ait envie de revenir, demain.

Comme une enfant, elle redresse les épaules, un peu plus haute soudain, sous l'approbation de cette presque inconnue. Son sourire s'étire, il laisse apparaitre ses dents blanches. Ici, Mara est qui elle est. Elle a essayé l'insolence sans jamais y arriver, elle a essayé le mystère, le fatal, un peu, aussi, mais tout ça ne lui colle jamais à la peau ; ça glisse, ça glisse, ça glisse. Mara est douce, Mara est enjouée, Mara est une petite fille dans un corps de femme. Et tant pis si ses intrusions dérangent, et tant pis si elle ne respecte pas les codes. Ceux qui arguent qu'elle devrait rester éloignée de l'ancienne vie de Ren ne savent rien du genre humain. Elle n'est pas faite pour haïr, l'anglaise, elle n'est pas faite pour juger non plus. Elle laisse le passé au passé et s'impose dans le sillage de Faye. À force, la gêne finira par passer. À force, elle ne sera plus la pièce rapportée, elle fera partie du paysage. 'That's what I thought.' qu'elle lance dans l'air un peu trop vif. Et elle se demande, Mara, si la brune voit l'ironie de la situation qui lui glisse sur les lèvres. Parce qu'elle essaye avec elle, aussi. Elle tente de briser la glace, d'aller contre la marée, mais Faye lutte et elle ne sait pas pourquoi. La question lui brûle les lèvres mais elle a un peu peur de la réponse. De ce qu'elle pourrait apprendre et de ce qu'elle devra en faire. Parce que Ren ne lui doit rien, après tout. Et qu'elle ne peut pas quitter son champ. Elle ne peut pas. Elle n'a pas le droit. Si le monde la pense libre, la vérité en est bien loin. Sa prison est simplement un peu plus douce avec ses barreaux de mer. Guernesey, cet Alcatraz qui la protège, qu'on dit. Au-delà, la menace qui gronde et qu'elle n'entend pas. Alors elle panse les plaies visibles, les siennes et celles des autres, celle de Faye qui laisse quelques gouttes carmins trouver le sol mouillé de ce bateau. Ses yeux ne s'attardent même pas sur les bottes qu'elle lui montre parce qu'elle a le sens du détail, Mara, et qu'un sourire se lie au regard complice qu'elle relève sur son visage quand ses pouces lissent le pansement sur sa peau. 'I noticed.' comme si tout était prévu d'avance alors qu'il n'en est rien. C'est une question de chance et d'un peu de destin, se dit-elle, et ça réchauffe un peu son cœur de voir que le temps fait son œuvre et que les épaules de la pêcheuse se délient. Des cheveux bruns se mêlent aux siens et Mara rit, elle rit en essayant de dépêtrer les nœuds et de combattre le vent. C'est peine perdue, elle imite Faye dans un pas de côté. 'I'm not a teacher. I assist, I help how I can, but I'm not a teacher. I don't know what I am, exactly...' elle se perd dans ses pensées quand sa voix s'éteint, c'est flou, partout, mais tout ce qu'elle sait c'est qu'elle aime ce nouveau rôle. Elle se sent bien avec ces petites personnes. Probablement plus qu'avec les adultes qui y sont rattachés. Son attention est ramenée sur une liste et elle coche, mentalement, ferme un œil de manière appuyée pour se souvenir de ses achats et de ce qu'elle a déjà utilisé. 'I think I'm only missing the zucchini... and the garlic. But I'll find a way !' l'obstacle est balayé d'un haussement d'épaules, et s'il lui manque quelque chose, tant pis, elle fera la recette à sa sauce et il n'aura qu'à apprécier l'effort. Le filet remonte et les poissons se débattent et les yeux émerveillés de Mara suivent les mouvements. Avant de réaliser, quand ils touchent le sol, qu'ils n'ont rien à faire là. Alors, sa bouche se tord, un peu. 'Does it get hard, sometimes ? To kill them ?' elle sait la question délicate et n'essaye pas de lancer de polémique. Il n'y a pas une once de jugement dans sa voix, simplement un peu de tristesse. Pour eux, pour Faye aussi, qui se confronte tous les jours à la dureté de ce monde. Ça la frappe, soudain. Les traits marqués et la voix dure ne sont pas anodins. Ce sont les années qui l'ont forgées. La blonde ressert les pans de son manteau en jetant un regard au ciel qui s'assombri. Elle aime la capacité des gens d'ici à prévoir ce genre de choses ; les changements dans l'air, la ligne des nuages, les mouvements dans la mer. Elle ne sait pas lire, Mara. Et quand la voix de Faye claque dans le gris ambiant, elle lâche un 'yes' presque surpris. 'Since you'll finish early and it's gonna rain, would you want to get a cup of coffee ?' l'invitation est naturelle, dans sa bouche. 'I think I smelled a fresh batch of muffins when I passed the shop on my way here. My treat. As a thank you, for the cooking tips.' ses yeux lui crient d'accepter, comme son sourire et le reste de son être. Elle est comme ça, Mara. Quand elle reçoit, elle donne en retour.

L'air est vif et acéré et semble faire vaciller Mara lorsque Faye reste de marbre. Faye est à sa place,  sur le vieux bateau bancale et dans ses bottes abîmées. Elle est à sa place parce qu'elle a toujours été là. Mara est d'ailleurs. Sa douceur heurte la brutalité du vent. Elle impose sa présence dans un monde qui n'est pas le sien – elle n'appartient pas à cet univers fait de ruines et de douleurs. Et pourtant, elle y reste. Ses épaules droites dans l'équilibre relatif. Bien sûr, qu'elle a remarqué les couleurs de ses bottes et celles du pansement. C'est ce qu'elle fait, Mara. Elle observe et remarque, témoin silencieuse qui panse les blessures. Tell, how do you see beauty in everything? Son rire éclate dans la brise qui emmêlent leurs cheveux, et Faye a le cœur qui ralentit, un peu. Elle plisse les paupières, observe les yeux verts de la blonde qui faillissent dans des contemplations dont elle seule à le secret. 'It's the same thing. You do teach those kids stuff sometimes, right ? So you're a teacher.' Faye hausse les épaules, c'est évident, pour elle. Les mots n'ont pas tant d'importance. Et elle l'imagine, gracieuse au milieu de petits yeux qui s'émerveillent, comme elle. A sa place. Dans la douceur d'une salle de classe, là où les maux sont légers et apaisé d'un pansement à motifs. L'innocence des enfants qui fait écho à la sienne, et elle se dit, Faye, qu'elle n'a rien à faire entre les mains de Ren, et son cœur se serre un peu, à l'idée qu'il puisse la blesser comme il l'a blessée elle – écorcher cette tendresse naturelle qui fait briller ses yeux et ralentir ses gestes. Elle balaie le sentiment d'un coup sec de l'épaule sur le filet. Ses lèvres s'ouvrent sur une proposition insensée, alors elle la tait, la garde silencieuse sur sa langue. I have plenty at home. Les poissons s'échouent sur le pont, s'agitent car ils manquent d'eau, et si l'image est familière et les gestes mécaniques, Mara y pose des mots qui font hésiter les mains de Faye, d'ordinaire si assurées. Elle plisse le front, soupir. 'Always.' Et c'est vrai. Enfant, elle profitait des inattentions de son père pour en rendre deux ou trois à la mer. Et puis, elle a grandi. Et elle a comprit. 'But it's my job. I need it to survive.' Elle serre les dents et s'active. Son ton retrouve la dureté d'avant, d'avant le contact et d'avant les yeux qui se trouvent. 'That's all I've ever known and done.' That's all I can do. Elle se redresse, glisse une main sur sa nuque. Sa peau est rugueuse et sale, ses ongles noircis et ses cheveux humides. Elle a honte, un peu, de sa carrure franche et de ses traits fatigués. Les poissons s'épuisent sur les lattes usées, et Faye les laisse là, parce que c'est le métier. Le ciel s'assombrit, la pluie prend son temps et soudain, tout est plus noir et triste et violent – ses yeux se serrent et évitent l'agonie de la prise du jour. Elle déteste être là, plus encore que dans les mauvais jours. L'odeur lui remonte au nez et prend sa gorge, et elle déteste tout. Les balancements du bateau et les battements des poissons et la rugosité de ses paumes et ses cheveux collants. Tout, tout, tout. Faye courbe les épaules, face à Mara et ses cheveux qui s'envolent dans la brise et ses yeux qui demandent mais n'exigent jamais, et la douceur de ses lèvres qui s'étirent. 'I didn't do anything. You don't have to do that.' Son front se plisse parce qu'elle ne comprend pas. L'invitation n'est pas une simple courtoisie, elle le lit dans son regard, et dans la tendresse de sa voix. 'I'm not… I smell terrible. My hair is a mess and I don't have spare clothes. I can't go anywhere like that.' Ce n'est pas un refus simple, seulement le rouge lui monterait aux joues si elle n'était pas aussi dure. Elle est gênée, un peu, parce qu'elle est trop abrupte et sale et qu'il n'y a rien d'élégant chez elle. Mais il y a Mara, et l'idée de la voir en dehors du port chauffe doucement sa poitrine. Alors Faye se mord la lèvre, les yeux un peu vagues et elle soupire. 'But I guess I could go home and have a quick shower and, well, change. And then… Meet you there ?' C'est hésitant parce que la décision est facile, trop facile. Et que l'effort est évident – elle irait, parce qu'elle en a envie. 'It'll only take me half an hour, tops.' Et soudain, elle craint que Mara ne recule, qu'elle reprenne l'invitation et le sourire. Qu'elle la laisse, là, seule parmi les cadavres tués de ses mains. Dans le noir du ciel et l'odeur nauséabonde.

Mara réfléchit, longuement. Si elle n'aime pas le terme, c'est qu'elle refuse l'imposture. Elle, tout ce qu'elle veut, c'est qu'on lui laisse sa place dans la vie de ces gamins aux yeux trop grands, aux mains trop sales et aux sourires naïfs. Le reste, finalement, lui importe peu. Mais elle fini par hocher la tête parce qu'elle comprend le cheminement de la brune et que, dans un sens, lui donner raison lui fait plaisir. 'I guess you're right. But they teach me a lot, too.' elle pourrait lui dire que chaque adulte est un professeur, que le monde vu d'un enfant n'est qu'un terrain vierge a explorer et que ceux qui ont eu leur âge avant eux ne sont que des guides, mais à quoi bon ? Elle ne sait pas ce qu'elle est, Mara. Elle ne sait pas ce qu'elle veut. Alors elle prend ce qu'on lui donne, et c'est déjà bien. 'They have all these crazy ideas and questions, it's amazing. Like, do we call oranges oranges because they're orange or the other way around?' dans ses yeux, les éclats sont vifs. Bien sûr qu'elle n'a pas la réponse, et la chercher enlèverait un peu de magie à la réflexion. Alors elle la laisse là, dans l'air, et c'est mieux comme ça. Les lèvres de Faye se mouvent, elle voit l'air glisser entre ses dents mais rien ne sort, comme souvent. Comme si un millier de possibilités lui passaient par la tête mais que Mara n'était pas digne de les entendre. Elle se montre patiente, alors, parce qu'aujourd'hui elle lui parle déjà plus qu'hier. Et, elle l'espère, pas autant que demain. La course est lente pour gagner sa confiance mais Mara s'en fiche, elle a tout son temps, et quelque chose lui cri qu'elles en valent la peine. Après tout, Faye compte beaucoup pour ces gens de cette nouvelle vie qu'elle se créé. Ren, le premier. Et elle veut comprendre, curieuse. Commence, à comprendre. Si le mystère reste entier, les bribes qu'elle aperçoit dans le vernis qui se craque par endroit lui donne le sourire. Même dans le sort tragique de quelques poissons. Même quand les questions sont délicates. 'Do you love it ?' parce qu'il y a un monde entre la survit et le reste. Que le terme est dur, même pour Faye, et que Mara veut comprendre, encore, toujours. Ce qui la pousse à se lever le matin. Peut-être qu'avec sa réponse, elle se rapprochera un peu plus de la sienne, aussi. Ses grands yeux verts ne la quittent pas, ils cherchent dans les méandres de son visage fermé quelques signes. Parfois, elle croit voir passer une émotion différente mais elle sait, Mara, qu'elle ne peut pas totalement se fier à ce qu'elle voit. Elle ne la connait pas assez bien pour ça. Ses épaules crispées et ses paupières plissées n'ont peut-être rien à voir avec elle ou ses questions. Ou peut-être tout. Peut-être que sa seule présence est un affront, peut-être que la politesse de son hôte est à son maximum. Et quand elle lui dit qu'elle n'a pas à la remercier, Mara ne peut s'empêcher de tordre un peu la bouche, elle qui croit que le moment est terminé. You went too far. Again. Elle veut lui dire qu'elle en a envie, et pas que pour la remercier, mais parce qu'elle en a simplement envie. Qu'elle ne l'explique pas totalement, mais que sa présence la rassure. Et qu'elle l'intrigue, aussi. Faye et son histoire pleine de trous. Un rire franc passe ses lippes quand l'inventaire du désastre lui est fait ; elle ne voit pas tout ça, Mara. Elle voit quelqu'un d'honnête et de droite. 'I don't mind.' c'est terriblement doux et dénué de tout mensonge. Elle se fiche pas mal des regards, elle les subit depuis son arrivée sur l'île. Mais elle comprend, alors elle lui laisse la porte de sortie, si elle veut la passer. Son sourire s'étire quand elle ne le fait pas. 'Why don't I follow you. I'll stop by home, check if I need anything for tonight in the meantime.' les quelques rues qui séparent leurs deux maisons sont la meilleure excuse pour ne pas rompre la conversation. Et profiter de quelques kilomètres de plus. 'And change these shoes. They're beautiful but they hurt like bitches !' elle tire un peu les pans de son manteau, regarde ces bottes avec de larges talons qu'elle a osé sortir du placard ce matin, comme un souvenir nostalgique de sa vie d'avant. Mais ici, les marches sont plus longues, et les routes moins bétonnées. Il lui faut s'y faire, au risque d'y laisser une cheville.  

La question est vive et se suspens dans l'air. C'est doux, lancé dans un chaos dans lequel Faye se complaît depuis si longtemps. Do we call oranges oranges because they're orange or the other way around? La lueur d'innocence dans les yeux de Mara lui arrache un sourire léger – Faye détourne les yeux et plisse les paupières. 'It's a very good question.' Elle se moque, un peu, et l'humour tremble au bout de ses lèvres. Elle n'a pas l'habitude, Faye. Son ironie est vive parfois, lorsqu'elle est en compagnie de ceux qui savent la recevoir. Avec Mara, elle hésite, elle retient. Elle évite les regards et fronce les sourcils, retrouve la courbure naturelle de son échine et la rugosité du filet sous ses doigts. Bien sûr, qu'à trop y réfléchir, son métier lui tord le ventre. Alors elle ne le fait pas. La solution est simple, et s'applique à trop de choses. Voiler son cœur pour éviter les blessures. 'I do.' C'est froid, mécanique. Incertain, pourtant. Elle n'y a jamais pensé. C'est son métier – c'était celui de son père, il voulait qu'elle soit ici, à s'écorcher les paumes, alors elle le fait. Parce qu'il n'est plus là, qu'il n'a laissé qu'une maison en ruine et un entreprise à l'agonie. Et c'est tout. Elle s'y accroche, furieuse, parce qu'il n'y a rien d'autre qui puisse contenir sa colère, et le deuil qui la prend à la gorge. 'I don't know. It's not that simple. Not for me.' Elle l'avoue du bout des lèvres, un murmure échappé dans le vent. Peut-être qu'il l'a pris avec lui dans une bourrasque, et que Mara n'entendra pas le doute – qu'elle ne posera plus de questions. Au-dessus, le ciel s'assombrit. Faye lève le nez vers les nuages, et elle est fatiguée, abattue des intempéries qui se jouent d'elle et soufflent sur l'équilibre fragile de la pêche. Il n'y a pas assez aujourd'hui pour payer demain. Le cycle est infini, épuisant. Et elle n'a personne, Faye, pour l'empêcher de sombrer avec le reste. Alors elle se laisse glisser, et tant pis pour le reste, tant pis pour les autres. Elle le doit à son père. Promesse incrustée dans la peau, et les cicatrices qui vont avec. Et Mara, sa voix douce et ses yeux clairs, fait vaciller un équilibre relatif et insuffle des ombres dans les certitudes. Et, juste comme ça, elle sourit et invite, et tout balance encore. Faye ne comprend pas – elle n'a pas d'intérêt à rester ici. Elle a posé ses questions, en a eu les réponses. Il n'y a plus rien qu'elle puisse lui offrir. Pourtant elle est là, à s'agiter dans le froid, le sourire chaleureux et les yeux qui demandent. Faye veut refuser, doit refuser, parce qu'elle n'a rien à faire avec elle, ni ici, ni ailleurs. Parce que Mara est tout ce qu'elle n'a jamais été – elle est assez. Pour Ren ; et ça fait mal, lorsqu'elle l'entend et lorsqu'elle la regarde et pourtant, pourtant, elle accepte, du bout des lèvres, le cœur un peu tordu. Elle grince des dents, un peu, parce que Mara s'immisce, ici, partout, qu'elle veut suivre et suivre et suivre, et qu'elle prend plus que Faye ne donne. Elle hoche la tête, les yeux fixes sur les bottines salies de Mara. 'They're dirty too, now. Sorry about that.' Elle retient sa main de lui tendre un morceau de chiffon plus sale encore. Ses lèvres se plissent, elle revient au visage de la blonde dans une inspiration longue et discrète. Il y a un moment qui s'arrête, une hésitation, encore – puis Faye plie et se hisse hors du bateau. Sa main se tend sur Mara, pour l'aider à enjamber le rebord sans qu'elle ne perde l'équilibre, et sa paume est douce et chaude dans la sienne, ça lance un frisson qui remonte jusqu'à son coude. 'Lead the way.' C'est un peu trop entraîné et ses yeux brillent étrangement. Elle la suit le long du pont, jusqu'à la terre ferme et aux pavés de la rue. Côte à côte, elles grimpent sur la route, et Faye retient ses pas pour s'ajuster au rythme de Mara. Elle semble plus petite, alignée sur son profil, plus frêle, aussi. 'Where did you get them ? The shoes ?' La question est vague, un peu bancale, parce qu'elle ne sert qu'à remplir un silence qu'elle n'aime pas. 'I bet they're from those huge expensive shops in London.' Ses paupières battent et elle serre la mâchoire. 'I didn't mean it in a bad way, sorry. Everything's more expensive in London. That's why. But they're pretty. The boots. I like them.' Elle glisse un regard de côté, les paumes un peu moites. Elle est nerveuse, Faye. Pour une raison qu'elle ignore – ne comprend pas. C'est l'effet Mara, sans doute.

Elle se cache pour sourire Faye et même si le geste peut être vu comme une faiblesse exposée, Mara le prend comme une victoire. Elle, la maladroite autant dans les gestes que dans les mots, a réussi à faire rire Faye. Celle qui sourit rarement quand elle est là. Ça lui réchauffe le cœur, un peu, de se dire qu'avec le temps elle arrive à briser les barrières, aussi lourdes soient-elles. Ça lui donne de l'espoir pour l'avenir. 'I know, right ? God they're smart.' la remarque glisse sur ses lèvres avec une pointe de nostalgie de cette époque. Après, il y a l'adolescence, là où les rêves grossissent, un peu, et puis l'âge adulte vient tout ravager. Elle a rêvé, elle aussi, d'un ailleurs, d'une vie avec ce garçon ou celui d'après, de ces métiers fantastiques qu'elle pourrait faire si. Mais les si s'effacent, le temps avance et elle, bien trop souvent, est restée coincée. Elle n'est pas amère, Mara, non. Simplement un peu perdue. Elle a trente ans aujourd'hui et pas plus d'idées de ce que sera son avenir de la plupart de ces gosses. C'est effrayant, dans un sens. Mais les peurs se sont calmées, un peu, depuis son arrivée sur l'île. Le monde est un peu moins vaste, vu d'ici. À son échelle, enfin. La mer l'entoure et ça la berce, ça la berce. Il a quelque chose de similaire dans la réponse de Faye, quelque chose de trop rationnel pour ce monde. Des perdus, probablement oubliés, pour une réalité qu'on pense avoir choisi alors qu'on ne sait plus. On ne sait plus. Alors, Mara hausse les épaules. 'It's never simple. As long as you're happy... I guess we all try, the best we can.' Son optimisme est à peine voilé par une pointe de fatalisme. Parce qu'elle n'est pas dupe, malgré tout. Elle sait les contraintes et les pressions et les obligations. Elle sait qu'on lui a laissé le choix ; et même si le choix est trop grand pour elle, Mara l'a. Ce n'est peut-être pas le cas de la brune. Elle ne connait que trop peu son histoire. De simples bribes, attrapées çà et là. Un peu de déduction, aussi. Quand elle fixe le ciel, la blonde joint ses mains pour souffler dedans, consciente du froid qui lui mord la peau. Mais Mara s'en fiche comme elle se fiche que ses bottes ne soient pas immaculées, que le bateau soit un peu écaillé par endroit et les ongles de Faye salis par le travail. Elle s'en fiche. 'It's ok. Even when I try my best I end up with mud on my shoes anyway, so.' sa moue se tord, un peu, parce qu'elle ne se comprend pas elle-même. Mais le matériel lui importe peu, et puis elle a acheté des bottes en caoutchouc depuis son arrivée et ce sont définitivement ses préférées, maintenant, donc peu importe. La silhouette de Faye évolue sur le petit navire et c'est fluide et naturel et on voit qu'elle a fait ça toute sa vie. Mara, elle, hésite et ne sait pas où poser les pieds ; elle attrape la main tendue comme on attrape une bouée en pleine mer et la sert, fort, de peur de tomber dans l'eau. La terre ferme sous ses pieds les parait maintenant bien dur et bien stable, c'est presque déroutant. Il n'y a plus la houle qui dicte ses mouvements et son premier pas est presque un peu maladroit mais elle se redresse, bien droite, pour regarder l'horizon. Les mains dans ses poches triturent le tissu et elle n'ose pas regarder si Faye la suit, vraiment. Mais elle est là. Elle ne peut être que là. Son rire clair empli l'air qui les entoure face à sa question. 'You know every person from the main land doesn't live in London, right ?' elle se rend compte que sa remarque peut-être moqueuse et elle s'en veut, presque, alors que ses pommettes rosissent. Alors, elle se racle la gorge et enchaine, rapidement. 'I was in Manchester, before we came here. And hum, no. I actually bought them in a little shop. You know the ones where the lady is really nice and knows what to say but when you come out with your new pair of shoes, all of the sudden you're not sure ?' ses yeux se tournent vers Faye à la recherche d'une réaction véritable, avant d'enchainer. 'I left them in the box for two month I think. And then I decided it was time.' un hochement de tête convaincu signifie qu'elle n'est pas mécontente de sa décision. 'But you're right... everything is more expensive in London.' il y a presque un peu de mépris humoristique dans sa phrase alors que son regard glisse sur le profil de Faye, un large sourire se dessinant sur ses lèvres. 'You go there often ?' elle ne connait pas les habitudes des habitants de l'île. Tout peut se trouver, ici, il semblerait. Et la compagnie lui est définitivement plus agréable.

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